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Édité et traduit par Brigitte Gauvin ; Anne Bouscharain.L’Aurore n’avait pas encore quitté le lit d’orDe son époux pour chasser l’ombre du ciel,Quand le Cyllénien1explicationLe Cyllénien est Mercure, fils de Maia, né sur le mont Cyllène, dans la région de Corinthe. En aucun cas ce dieu n’est lié au lever et au coucher du soleil, auxquels œuvrent la déesse Éos, l’Aurore, ou le dieu Apollon. Il s’agit ici de montrer l’impatience de Mercure à confier au poète sa mission. ordonne d’attelerÀ son char les chevaux qui piaffent et grâce auxquels
5Seront dissipés les obstacles à la lumière nourricière.Quand la lumière fut réapparue, de son pas rapide,Le dieu aux traits charmants vint à moi,À travers les airs légers, et m’apporta ces ordres :
« Grâce à la faveur des dieux et à leur protection,10Voici ce qui arrive : le fléau pestilentiel2explicationEn 1564, première année du voyage royal, une épidémie de peste toucha le sud-est de la France, notamment la région de Lyon, obligeant le cortège royal à modifier son itinéraire (J. Boutier et alii, Un tour de France royal. Le voyage de Charles IX, 1564-1566, Paris : Flammarion, 1984, p. 145-152). Le terme peut donc être aussi bien pris avec son sens premier que comme une métaphore désignant la première guerre de religion. est écarté,Les noires ténèbres de la nuit sont repoussées,La fureur de Mars est totalement domptée,
Et le très grand roi Charles, à qui les dieux du cielVouent un amour unique et profond,15Parcourt les murailles antiques de la villeDe Bordeaux, et son vaste territoire,
Lieux chéris d’Henri3explicationHenri II, père de Charles IX, avait été retenu, enfant, pendant quatre ans comme otage en Espagne, avec son frère aîné, le Dauphin. Libérés le 1er juillet 1530 par l’intervention de la nouvelle reine, Éléonore d’Autriche, les deux frères avaient participé à l’entrée solennelle de celle-ci dans la ville, le 11 juillet. Les termes moenia insignia Henrici font sans doute allusion à cet épisode et à la joie qui l’accompagna car, par la suite, Henri II ne se rendit plus à Bordeaux, qu’il punit même durement par le biais d’Anne de Montmorency lors de la révolte des Pitauds en 1548. Nous remercions chaleureusement Denis Bjaï pour ses éclaircissements sur ce point., son excellent père,Et le port de la Lune, abri sûr pour les bateaux,Les temples et les autels des dieux20D’époque romaine4traductionNous choisissons de rendre ainsi le terme Ausonios car Ausone, dans son Éloge de Bordeaux comme dans ses autres textes, ne mentionne ni temples ni autels ; le mot ne peut donc pas signifier « chantés par Ausone ». Sans doute Cruseau veut-il souligner par cet adjectif, qui évoque l’ancienne Italie, l’ancienneté de la ville et de ses monuments et leur lien avec Rome., antiques monuments ;
Il contemple le portique carré des Lares,Ceint d’arcs et soutenu de hautes colonnes5explicationLes Piliers de Tutelle.,Puis ce magnifique ouvrage antiqueQu’est l’amphithéâtre ovale6explicationLe palais Gallien. ;
25Élevé sur mille voûtes, il resplenditEt se déploie en cinq larges enceintes ;De part et d’autre deux portes se distinguentPar une alternance de rangs de briques.
Comme une lionne farouche, sous une roche30En surplomb, veille sur ses petits, comme un enfantEst nourri tendrement par sa mère et commenceÀ lui plaire : ainsi Charles aime les Vivisques.
Ce joyeux jour des Ides7explicationLa cour demeura en Guyenne du 21 mars au 13 août 1565 ; l’entrée solennelle du roi eut lieu le 9 avril. Les Ides d’avril correspondent au 13 avril : il y a donc un léger décalage temporel. doit même être marquéD’une pierre blanche, puisque les dieux35Accordent au bien-aimé CharlesD’être maître de Bordeaux et du peuple vivisque.
Sur son char d’or, Charles mènera son triomphePar la ville, et déjà les nymphes préparentDes trophées sans nombre ; ici, déjà, les tendres vierges40Ont pour tâche de tresser des couronnes
De mille fleurs ; mais je ne développerai pas.Toi qui es la mère de l’eau pure,Et qui tires ton nom de ces eaux,Ô Aquitaine de Martial8explicationSans doute est-ce une allusion à saint Martial (IIIe siècle), évêque de Limoges, surnommé l’apôtre d’Aquitaine, qui aurait évangélisé Bordeaux. Mais c’est la seule référence au christianisme, ce qui la rend d’autant plus surprenante. !
45Sur ordre des dieux qu’il te soit accordéDe convoquer les divinités des fleuves,Toutes les nymphes, vers les ondes de Thétis,Afin qu’elles apprennent à se placer sous le pouvoir
Du prince, et à adorer sa puissance.50Neptune a quitté l’ondoyant océan ;Il a laissé le trident, son sceptre, à Charles,Et s’apprête à courber l’échine sous son joug.
Déjà Éole a passé les rênes <aux vents>,Et les prisons de son royaume sont bien closes ;55Il craint le renom immense du puissant CharlesEt a quitté la région d’Éolie.
Déjà les illustres lumières du monde, la lune, le soleilEt les feux du ciel facilitent sa route,Et le cèdent à juste titre à la lumière du jour.60Déjà les pluies et la chaleur brûlante s’enfuient ;
Déjà le soleil ardent brûle les cornesDu Taureau menaçant et quitte le Bélier9explicationLe soleil est dans le signe du Bélier du 21 mars au 19 avril, puis passe dans le signe du Taureau jusqu’au 21 mai..L’orme déploie ses hautes branchesEt la terre répand ses parfums pourprés.
65Si l’intraitable Ényo10explicationÉnyo est une déesse de la guerre, associée à Mars. vous a jadis brisésPar des souffrances continuelles,Et si elle a souillé de sang humain, sans retenue,Vos ondes, les privant de leur éclat,
Reprenez espoir : voici Charles qui arrive.70Il vous soulagera de ces maux,Calmera les flots troublés et rendra à la merL’éclat azuréen qu’elle avait autrefois.
Ordonne à Triton de faire résonner les ondesDe sa conque sonore ; qu’il convoque toutes les nymphes75De la mer aux voiliers, qu’il arrête les Néréides,Sœurs ruisselantes qui habitent l’océan.
Que vienne ici Garonne, chef, père11traductionMalgré les apparences, Garumna, ae est un nom masculin. Les divinités des fleuves étaient pour les Latins des dieux masculins. des fleuves,Qui prend sa source dans les monts des PyrénéesDont les flancs escarpés sont couverts de neige ;80Elle arrose les villes puissantes, elle porte
Sur son dos azuré des marchandises variées ;Elle le cède à la Moselle, mais pas au Rhône,Ni au Tage, ni à l’Èbre ou au Pactole.L’esturgeon l’apprécie, la murène allongée y vit ;
85La truite au dos constellé de taches rougesAime à nager dans ses eaux.Le dauphin recourbé se réjouitDe sauter au milieu de ses flots.
Menant ses danses, le saumon abondant90À la chair rutilante y fait lui aussi des bonds.Que vienne l’Eau Bourde, aux nombreux gués,Qui dans ses crues inonde les grasses prairies.
Que vienne ensuite la Jalle limoneuse, riche en poissons,Qui fait couler ses eaux bienfaitrices95Parmi les ruisseaux qui s’y jettent de chaque côté ;Qu’il accoure aussi, le Ciron bordé de moulins
Ainsi que le Tarn qui souille la Garonne de ses eaux rouges ;Ses rives sont hautes ; les marins le redoutentPlus que tout quand l’ardent soleil100Les accable et les éprouve sans discontinuer.
Que vienne l’Auroue12traductionNous n’avons pas trouvé ailleurs le terme Lauurus, mais il est probable qu’il s’agisse de l’Auroue, un affluent de la Garonne proche de la Baïse. L’orthographe des noms de fleuves était très variable en français au XVIe siècle, l’Ariège pouvant être écrite en un seul mot, Lariège, et l’Adour possédant aussi les formes Ladour ou la Dour. Dans ce contexte, il n’était pas difficile à Cruseau de latiniser l’Auroue en Lauurus, surtout s’il connaissait déjà cette rivière sous le nom de Lauroue (nous remercions là encore Denis Bjaï pour son aide sur ce point). ; son cours est embelliPar les peupliers blancs qui le bordent tout du long,Et par ses rives verdoyantes.Que vienne la Baïse, et qu’elle presse son pas sénile,
105Tandis qu’elle parcourt la région de Condom et en arrose les champs.Que vienne le Lot boueux, où les thons nagentEn nombre, et dont les flots drainent de l’or ;Il n’abrite cependant pas de brochet, ce qui est étonnant.
Que la Dordogne s’avance par ici et qu’elle s’écoule110Avec ses affluents auxquels la lie un pacte sacré.Elle est tumultueuse ; la perche, le congre,La lamproie et le trigle en agitent les flots.
Que vienne aussi le bruyant mascaret,Annonciateur de la marée montante, plus prompt que l’éclair.115Il fend les flots, il remonte le lit de la rivière,Phénomène que seul l’océan connaît ; et dans un grondement
Il engloutit bien souvent les bateliers.Il saisit les colons des Néréides et leur fait une triste finS’ils ne tournent en hâte le rostre de leur proue120Vers le monstre hurlant.
Que vienne le Dropt écumant et vifQui plaît à l’alose, à la perche et au tursio13identificationPoisson non identifié, cité par Pline dans son Histoire naturelle (9, 34).Que coule ici la Vienne aux tortueux méandres,Riche en brêmes, qui se répand dans les champs détrempés.
125Que vienne l’Isle impétueuse qui arroseLes terres de Périgueux ; la lamproie, le brochet,La dorade, le barbeau, l’alose, le mulet,Et la tanche verte en peuplent les flots.
Que s’avance après elle la blonde Dronne ;130Sur ses rives étroites pendent des filets mis à sécher,Ainsi que des claies, des nasses,Des tressages d’osier et de roseau.
Le pêcheur avide y pose ses filets de lin ;Grâce à eux il retire de la rivière135Des poissons argentés tout palpitantsChaque fois que refluent les eaux de la mer.
Que vienne la Corrèze dont le cours rapideSe précipite en nombreux méandres et étend ses bras blancs ;Elle passe au ras des champs et on la redoute140Lorsque les pluies tombent sans discontinuer.
Que vole par ici le bouillant Adour, né en Cantabrie.Il fond en larges vagues sur les rochers arrondis,Il roule les pierres dans ses profondeursEt nourrit de ses crues les opulentes cultures.
145Que vienne la douce Touvre14traductionLe nom médiéval de la Touvre est Toluera. Gabriel de Turbe, dans Garumna, Aurigera… utilise le nom Touvera (p. 43). Le nom Tuber utilisé par Cruseau, et qu’on ne trouve pas ailleurs, n’est cependant pas éloigné de « Touvre », et la description correspond bien à cette rivière., mère des truites15explicationCf. Abel Jouan, Recueil et discours du voyage du Roy Charles IX (Paris, pour Jean Bonfons, 1566), p. 55 : « Et dès ce lieu se faict une grosse rivière qui s’appelle la Thouvre, & va tomber en la Charente, deux lieues au dessoubs, laquelle est toute couverte de cygnes, bordée d’écrevisses, et pavée de truites les meilleures que l’on sçaurait menger ».Dont le cours est sinueux et les rives inondables ;Elle engendre aussi des perches,Opulentes délices des tables des puissants16philologieCf. Ausone, Mosella, v. 115 : Nec te, delicias mensarum, perca, silebo..
Que vienne en un vaste tourbillon150La Charente aux courbes méandreuses17philologieCf. Ausone, Mosella, v. 463 : Santonico refluus non ipse Carantonus aestu.,Qui baigne les champs et les terres de Saintonge,Et se mêle en grondant aux flots de l’océan.
Que viennent les autres dieux des fleuvesEt qu’ils soulèvent leurs flots ; que leur débit s’accélère ;155Qu’ils se gonflent donc, et qu’ils inondent maintenant les terres.C’est un heureux présage que Charles soit présent,
Plus auguste et plus grand que Neptune,Le dieu de la mer ; au sein même des flots,Neptune le craint ; l’orque, la pistrix18identificationLa pistrix (littéralement « la scie ») est chez Pline le poisson-scie (Pristis pristis Linné, 1758) ; mais progressivement le terme en est venu à désigner un grand cétacé, voire une figure du monstre marin.160Ont quitté l’océan et tremblent d’effroi. »
Ainsi avait parlé le dieu ailé, fils de Maia,En termes sacrés ; il s’envole vers la voûte étoilée.Le cœur plein de zèle, je m’empresseD’accomplir aussitôt les ordres des dieux.
Notes philologiques :
16. Cf. Ausone, Mosella, v. 115 : Nec te, delicias mensarum, perca, silebo. |
17. Cf. Ausone, Mosella, v. 463 : Santonico refluus non ipse Carantonus aestu.
Notes d'identification :
13. Poisson non identifié, cité par Pline dans son Histoire naturelle (9, 34). |
18. La pistrix (littéralement « la scie ») est chez Pline le poisson-scie (Pristis pristis Linné, 1758) ; mais progressivement le terme en est venu à désigner un grand cétacé, voire une figure du monstre marin.
Notes d'explication :
1. Le Cyllénien est Mercure, fils de Maia, né sur le mont Cyllène, dans la région de Corinthe. En aucun cas ce dieu n’est lié au lever et au coucher du soleil, auxquels œuvrent la déesse Éos, l’Aurore, ou le dieu Apollon. Il s’agit ici de montrer l’impatience de Mercure à confier au poète sa mission. |
2. En 1564, première année du voyage royal, une épidémie de peste toucha le sud-est de la France, notamment la région de Lyon, obligeant le cortège royal à modifier son itinéraire (J. Boutier et alii, Un tour de France royal. Le voyage de Charles IX, 1564-1566, Paris : Flammarion, 1984, p. 145-152). Le terme peut donc être aussi bien pris avec son sens premier que comme une métaphore désignant la première guerre de religion. |
3. Henri II, père de Charles IX, avait été retenu, enfant, pendant quatre ans comme otage en Espagne, avec son frère aîné, le Dauphin. Libérés le 1er juillet 1530 par l’intervention de la nouvelle reine, Éléonore d’Autriche, les deux frères avaient participé à l’entrée solennelle de celle-ci dans la ville, le 11 juillet. Les termes moenia insignia Henrici font sans doute allusion à cet épisode et à la joie qui l’accompagna car, par la suite, Henri II ne se rendit plus à Bordeaux, qu’il punit même durement par le biais d’Anne de Montmorency lors de la révolte des Pitauds en 1548. Nous remercions chaleureusement Denis Bjaï pour ses éclaircissements sur ce point. |
5. Les Piliers de Tutelle. |
6. Le palais Gallien. |
7. La cour demeura en Guyenne du 21 mars au 13 août 1565 ; l’entrée solennelle du roi eut lieu le 9 avril. Les Ides d’avril correspondent au 13 avril : il y a donc un léger décalage temporel. |
8. Sans doute est-ce une allusion à saint Martial (IIIe siècle), évêque de Limoges, surnommé l’apôtre d’Aquitaine, qui aurait évangélisé Bordeaux. Mais c’est la seule référence au christianisme, ce qui la rend d’autant plus surprenante. |
9. Le soleil est dans le signe du Bélier du 21 mars au 19 avril, puis passe dans le signe du Taureau jusqu’au 21 mai. |
10. Ényo est une déesse de la guerre, associée à Mars. |
15. Cf. Abel Jouan, Recueil et discours du voyage du Roy Charles IX (Paris, pour Jean Bonfons, 1566), p. 55 : « Et dès ce lieu se faict une grosse rivière qui s’appelle la Thouvre, & va tomber en la Charente, deux lieues au dessoubs, laquelle est toute couverte de cygnes, bordée d’écrevisses, et pavée de truites les meilleures que l’on sçaurait menger ».
Notes de traduction :
4. Nous choisissons de rendre ainsi le terme Ausonios car Ausone, dans son Éloge de Bordeaux comme dans ses autres textes, ne mentionne ni temples ni autels ; le mot ne peut donc pas signifier « chantés par Ausone ». Sans doute Cruseau veut-il souligner par cet adjectif, qui évoque l’ancienne Italie, l’ancienneté de la ville et de ses monuments et leur lien avec Rome. |
11. Malgré les apparences, Garumna, ae est un nom masculin. Les divinités des fleuves étaient pour les Latins des dieux masculins. |
12. Nous n’avons pas trouvé ailleurs le terme Lauurus, mais il est probable qu’il s’agisse de l’Auroue, un affluent de la Garonne proche de la Baïse. L’orthographe des noms de fleuves était très variable en français au XVIe siècle, l’Ariège pouvant être écrite en un seul mot, Lariège, et l’Adour possédant aussi les formes Ladour ou la Dour. Dans ce contexte, il n’était pas difficile à Cruseau de latiniser l’Auroue en Lauurus, surtout s’il connaissait déjà cette rivière sous le nom de Lauroue (nous remercions là encore Denis Bjaï pour son aide sur ce point). |
14. Le nom médiéval de la Touvre est Toluera. Gabriel de Turbe, dans Garumna, Aurigera… utilise le nom Touvera (p. 43). Le nom Tuber utilisé par Cruseau, et qu’on ne trouve pas ailleurs, n’est cependant pas éloigné de « Touvre », et la description correspond bien à cette rivière.