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Édité et traduit par Brigitte Gauvin.

Élégie XI - Les poissons

Et maintenant, assez des bergeries, des basses-cours et des forêts ;Thalie, tourne ta lyre pour chanter les poissons.
Bergeries et forêts nous plaisent, le peuple des basses-cours n’est pas sans charme1explicationUrsin a traité ces points dans les élégies précédentes.,Mais il n’est pas toujours permis de se nourrir de tels produits.
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(Peut-être les poissons pourriraient-ils dans l’onde sonore
Si la table n’était jamais contrainte de présenter du poisson ;
Les viandes en effet incitent les corps à célébrer Vénus ;Les poissons, au contraire, peuvent réfréner le désir2explicationDans la médecine galénique, les poissons, par leur nature froide et humide, sont associés au flegme..)
Avancez-vous donc, divinités de la mer écumante,
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Afin que ma muse chante quels poissons sont nuisibles, lesquels ne le sont pas.
Adieu, silures, pleins d’amour pour vos petits3explicationL’amour des mâles silures pour leurs petits est un topos qui figure dans tous les ouvrages d’ichtyologie depuis l’antiquité. Tous les encyclopédistes rapportent avec plus ou moins de fioritures comment, alors que la femelle disparaît sitôt qu’elle a pondu ses œufs, le mâle protège la ponte contre les prédateurs et ventile régulièrement les œufs. Ce comportement, qui est attesté, a été pour la première fois rapporté par Plin. nat. 9, 165.,Et toi, attilus, qui te blottis dans les flots de l’Eridan4explicationIl s’agit du Pô ; voir Plin. nat. 9, 44 : Fiunt et in quibusdam amnibus non minores, Silurus in Nilo, isox in Rheno, attilus in Pado. On ne sait pas avec précision ce qu’est l’attilus de Pline, peut-être le grand esturgeon (De Saint-Denis 1955, 110, §44, n. 3) ,
Et vous, phoques, qui dormez et ronflez sur le rivage5explicationLa profondeur du sommeil des phoques était proverbiale dans l’Antiquité. Voir par exemple Juv. 3, 236-238.,Et toi, éléphant6explicationIl ne peut s’agir de l’éléphant de mer, qui n’est pas encore connu à cette date. On ne peut savoir de quoi il s’agit, sinon d’un gros cétacé., qui agites les ondes de la plaine marine !
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Adieu, dauphins, emblèmes de la terre des Allobroges7explicationLa terre des Allobroges est un territoire situé entre l’Isère, le Rhône et les Alpes du nord. Jean Ursin, qui vit à Vienne, en Dauphiné, ne manque pas une occasion de faire allusion à sa terre natale et à son emblème. !
Portez d’éclatants trophées une fois l’ennemi vaincu.
Adieu, baleine de Bretagne, toi dont la masse évoque une montagne ;Et toi, orque, que portent les flots marins de Byzance.
Adieu à toi, dragon, qu’on enserre facilement d’une seule main9explicationLe dragon de mer est la vive.,
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Et à toi, lion, et à toi aussi, <lièvre>, qu’il est redoutable de toucher10explicationBien que l’animal ne soit pas nommé, la périphrase permet de reconnaître le lièvre de mer, ce que confirme la note marginale de l’édition. Pline mentionne parmi les animaux venimeux deux lièvres de mer, vraisemblablement l’aplysie, grosse limace de mer dont les deux cornes peuvent évoquer les oreilles d’un lièvre tapi, et le diodon, beaucoup plus dangereux par sa toxicité (Plin. nat. 9, 155)., adieu !
Si en effet, de leur vivant, leurs corps blessent par leur contact venimeux,Quel danger, selon toi, nous font-il courir une fois morts ?
Pourtant, les Bretons, à ce qu’on rapporte, conservent les cètes dans le selEt on vend cette saleté presque partout dans le monde11explicationC’est le graspois ou craspois, déjà mentionné par Albert le Grand..
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Qu’il s’agisse d’orque ou de baleine, les gens croient que c’est du porc de mer12explicationLa viande de cétacé, salée, était très consommée au Moyen Âge et évoque en effet le porc par sa texture. L’un des cétacés les plus utilisés pour la nourriture était le marsouin, littéralement « porc de mer ».
Et se sont accoutumés à en rehausser leur table.
Laissons cet aliment au peuple grossier ; pour moi, je rechercheLes poissons écailleux de haute mer ou ceux qu’on prend dans les torrents13explicationLes poissons à écailles sont ceux qu’on conseille avant tout autre dans les régimes de santé. On pensait en effet que les écailles constituaient un filtre contre les impuretés de l’eau..
J’aime les pélamides et les thons qui nagent en bancs
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Bien qu’ils se nourrissent de boue noire.
Il ne me plaît pas moins – il me plaît même plus – le scareQui rumine les herbes de la mer14explicationVoir Plin. nat. 9, 62., et celle qui tire désormais son nom de la mer de Sardaigne15explicationC’est la sardine..
Le pagre aux dents redoutables et la sole, plus haute gloire de la mer,L’emportent, à mon avis, par leur chair encore plus savoureuse.
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Mais, me semble-t-il, ceux qui tirent leur nom de l’or16traductionCe sont les dorades ; l'or en latin se dit aurum. l’emportent encore sur eux,
Ainsi que les congres, les turbots et la troupe hostile aux loups17explicationIl s’agit des mulets (mugil). Voir Plin. nat. 9, 185 : Mugil et lupus mutuo odio flagrant : « le mulet et le loup brûlent d’une haine réciproque »..
Bien qu’il soit très apprécié, le surmulet est dangereux pour les nerfs,Et pour les yeux, si on le consomme fréquemment18explicationDans les régimes de santé, le poisson est souvent accusé de causer des maux ophtalmiques ; cela s’explique par l’analogie, puisque les poissons passent pour avoir une vue faible, mais aussi parce que la nature froide et humide du poisson, selon la médecine galénique, causait par exemple une remontée d’humeurs de l’estomac vers les yeux..
De même je suis contraint, contre l’usage, de condamner les maquereaux
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Quand Phébus occupe les pinces redoutables du Cancer19explicationCela correspond pour la plus grande partie au mois de juillet. La pêche du maquereau se faisait au printemps, juillet étant la période du frai..
La saupe est nuisible, à moins qu’on ne la batte d’abord énergiquement ;Meurtris-la bien de la férule si tu désires la cuire au feu20explicationVoir Plin. nat. 9, 68..
Je n’aime pas la torpille, et pas davantage le petit poisson ailé21traductionNous n’avons pas trouvé le terme, que nous traduisons à partir de la racine nare et du diminutif. Il s’agit peut-être de l’exocet. Dans la Prosopopée des animaux, du même auteur, l’exocet avoue causer l’épaississement du sang.Ni celle qui obscurcit de son sang les eaux céruléennes22explicationIl s’agit de la seiche..
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Je n’aime pas la murène qui se cache dans les profondeurs des côtes siciliennes
Ni celle qui tient son nom du serpent terrifiant23explicationC’est l’anguille, dont le nom vient du mot anguis, le serpent..
Chez les oiseaux, la grive a la palme ; chez les poissons, c’est le saumon,Qu’on le consomme salé ou frais.
On peut assurément lui adjoindre la carpe, orgueil du lac de Garde
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Aux eaux limpides ; mais la carpe est nuisible quand elle est fangeuse.
Je n’aime pas non plus la lamproie, bien qu’elle soit savoureuse,À moins que le cuisinier ne lui ajoute cannelle et poivre piquant24explicationLa lamproie passait pour être particulièrement humide et nocive, parce qu’elle vit en lac et en étang et au fond de l’eau. Les épices, chaudes et sèches, devaient rééquilibrer la chair du poisson..
La truite aime les fonds sablonneux et nage dans les eaux rapides ;Aussi la considère-t-on comme la perdrix des eaux.
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En bref, tous les poissons à écailles qu’on pêche dans les eaux rocheuses
L’emportent sur les autres et nourrissent bien le corps.
Mais qu’ils aient bon goût, et que leur peau ait l’éclat du verre25explicationUne peau brillante est un signe de fraîcheur.,et prends garde à une robe bigarrée, si tu es sage.
Car ceux qui ajoutent, sur leur peau, les couleurs du paon
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Au noir et au rouge causent de nombreux dommages.
Ils sont mauvais pour les yeux ; puis un abcès naît dans les viscèresSans qu’on le détecte, d’où s’écoule du sang mêlé de pus.
Ne mange donc pas d’anguilles ni de tanches aux écailles épaissesNi d’autres poissons de cette catégorie, quels qu’ils soient.
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Mais fais plutôt en sorte de fuir les poissons au corps trop gras :
La graisse de poisson contient de terribles poisons.
J’écris cela en connaissance de cause : quand je vivais sur les côtes génoisesLes poissons gras ont failli causer ma mort.
Pourquoi donc suces-tu la moelle des os de la tête ?
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Pourquoi dévores-tu les ventres et les yeux, abominable goinfre26explicationLes têtes, les entrailles et les abats de poissons étaient particulièrement goûtés au Moyen Âge et au xvie siècle, comme l’attestent les nombreuses recettes. ?
Bien qu’ils soient agréables au palais, ces aliments font beaucoup de mal ;Ainsi parfois un mets qu’on aime cause une mort misérable.
Et il arrive souvent qu’un poison se cache sous le miel,Mais la gourmandise nous empêche de penser à la mort.
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En bref, tant que c’est possible, si tu veux manger du poisson,
Choisis ceux que t’offrent les flots marins, où volent les navires27explicationLe caractère naturellement putrescible du poisson fait qu’on recherche des espèces possédant la plus grande pureté possible, sinon par les éléments naturels, du moins par les « choses non-naturelles », au premier rang desquelles l’alimentation et le milieu. Dans les régimes de santé médiévaux, la distinction eau de mer/eau douce, qui s’imposa au xvie siècle, n’est pas toujours pertinente. En revanche, il est impératif de prendre des poissons « scameux » venant « d’eau pure/nette et courante ». Or, les étangs ne sont pas des milieux sains ; les rivières, très polluées autour et en aval des villes par les déchets humains et industriels n’offrent pas la pureté recherchée, alors que la mer semble constituer un milieu plus propre, brassé par les courants et purifié par les vents qui en balaient la surface. ;
Et contrairement à l’usage, il faut les manger chaudsSi tu ne veux pas connaître bien des problèmes, comme je l’ai vu.
Sinon, une douleur intestinale intense tord cruellement le ventre,
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Puis survient une sueur froide et souvent la mort avec elle.
Tu éviteras donc une perte de connaissance fatale à ton corps devenu de glace,Si tes poissons meurent dans la friture.
J’aime aussi la rana qui est apportée par les eaux transparentesMais celle qu’on attrape dans les eaux putrides sera nocive28explicationIl faut sans doute voir la baudroie dans la première rana, et la grenouille dans la deuxième..
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Comme elle vit dans les marais, saturés d’eau et de fièvres,
elle est, croit-on, indigne des gens distingués.
<Mais> celui que tourmente la lèpre ou l’épilepsie, ou dontUne mauvaise toux secoue la poitrine, qu’il mange des grenouilles bouillies.
La tortue, en aliment, guérit la phtisie délétère
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Ainsi que le durcissement de la rate, et ses œufs constituent un remède pour le mal sacré29explicationC’est l’épilepsie..
Qu’on serve le crabe lorsqu’il engraisse, à l’automne ou plutôt au printemps ;C’est un mets efficace contre la flétrissure du poumon.
Sa chair est plus abondante lorsque croissent les cornes de la Lune :C’est parce que croissent alors la chair blanche et le sang.
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Souvent celle qui use de ses cornes comme d’yeux
Prend sa place ; elle est plus utile au foie que le crabe.
Je ne condamne pas les huîtres qu’on tire des profondeurs de la merQuand croît le bel éclat de la déesse Trivia30explicationLa lune..
Certains se régalent de cirris31explicationPeut-être le mérou (D’Arcy Thompson). et de calmar cru
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(Personnellement, je n’apprécie pas les poissons crus sur ma table) ;
Galien, porte-enseigne de l’art de la médecine,Pense que, même cuits avec des crabes, ils sont encore nuisibles.
Salés, les poissons ont une force ignée ; mais qu’on les réserveÀ ceux qui célèbrent Bacchus, ou qui ont un cœur solide.
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Pour finir, suis mon conseil : s’il te plaît de pratiquer souvent les plaisirs de Vénus,
Fuis les poissons, cette pitance de moine.
Ils dérangent les corps sans énergie par leur nature flegmatique ;D’un côté la gale, de l’autre, un sang épais : voilà le résultat.
Ils ne valent rien, je le sais, à ceux dont le corps recèle peu de chaleur
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Ni à ceux qui vivent dans l’étreinte de la docte Minerve.

Notes d'explication :

1. Ursin a traité ces points dans les élégies précédentes. | 

2. Dans la médecine galénique, les poissons, par leur nature froide et humide, sont associés au flegme. | 

3. L’amour des mâles silures pour leurs petits est un topos qui figure dans tous les ouvrages d’ichtyologie depuis l’antiquité. Tous les encyclopédistes rapportent avec plus ou moins de fioritures comment, alors que la femelle disparaît sitôt qu’elle a pondu ses œufs, le mâle protège la ponte contre les prédateurs et ventile régulièrement les œufs. Ce comportement, qui est attesté, a été pour la première fois rapporté par Plin. nat. 9, 165. | 

4. Il s’agit du Pô ; voir Plin. nat. 9, 44 : Fiunt et in quibusdam amnibus non minores, Silurus in Nilo, isox in Rheno, attilus in Pado. On ne sait pas avec précision ce qu’est l’attilus de Pline, peut-être le grand esturgeon (De Saint-Denis 1955, 110, §44, n. 3)  | 

5. La profondeur du sommeil des phoques était proverbiale dans l’Antiquité. Voir par exemple Juv. 3, 236-238. | 

6. Il ne peut s’agir de l’éléphant de mer, qui n’est pas encore connu à cette date. On ne peut savoir de quoi il s’agit, sinon d’un gros cétacé. | 

7. La terre des Allobroges est un territoire situé entre l’Isère, le Rhône et les Alpes du nord. Jean Ursin, qui vit à Vienne, en Dauphiné, ne manque pas une occasion de faire allusion à sa terre natale et à son emblème. | 

9. Le dragon de mer est la vive. | 

10. Bien que l’animal ne soit pas nommé, la périphrase permet de reconnaître le lièvre de mer, ce que confirme la note marginale de l’édition. Pline mentionne parmi les animaux venimeux deux lièvres de mer, vraisemblablement l’aplysie, grosse limace de mer dont les deux cornes peuvent évoquer les oreilles d’un lièvre tapi, et le diodon, beaucoup plus dangereux par sa toxicité (Plin. nat. 9, 155). | 

11. C’est le graspois ou craspois, déjà mentionné par Albert le Grand. | 

12. La viande de cétacé, salée, était très consommée au Moyen Âge et évoque en effet le porc par sa texture. L’un des cétacés les plus utilisés pour la nourriture était le marsouin, littéralement « porc de mer ». | 

13. Les poissons à écailles sont ceux qu’on conseille avant tout autre dans les régimes de santé. On pensait en effet que les écailles constituaient un filtre contre les impuretés de l’eau. | 

14. Voir Plin. nat. 9, 62. | 

15. C’est la sardine. | 

17. Il s’agit des mulets (mugil). Voir Plin. nat. 9, 185 : Mugil et lupus mutuo odio flagrant : « le mulet et le loup brûlent d’une haine réciproque ». | 

18. Dans les régimes de santé, le poisson est souvent accusé de causer des maux ophtalmiques ; cela s’explique par l’analogie, puisque les poissons passent pour avoir une vue faible, mais aussi parce que la nature froide et humide du poisson, selon la médecine galénique, causait par exemple une remontée d’humeurs de l’estomac vers les yeux. | 

19. Cela correspond pour la plus grande partie au mois de juillet. La pêche du maquereau se faisait au printemps, juillet étant la période du frai. | 

20. Voir Plin. nat. 9, 68. | 

22. Il s’agit de la seiche. | 

23. C’est l’anguille, dont le nom vient du mot anguis, le serpent. | 

24. La lamproie passait pour être particulièrement humide et nocive, parce qu’elle vit en lac et en étang et au fond de l’eau. Les épices, chaudes et sèches, devaient rééquilibrer la chair du poisson. | 

25. Une peau brillante est un signe de fraîcheur. | 

26. Les têtes, les entrailles et les abats de poissons étaient particulièrement goûtés au Moyen Âge et au xvie siècle, comme l’attestent les nombreuses recettes. | 

27. Le caractère naturellement putrescible du poisson fait qu’on recherche des espèces possédant la plus grande pureté possible, sinon par les éléments naturels, du moins par les « choses non-naturelles », au premier rang desquelles l’alimentation et le milieu. Dans les régimes de santé médiévaux, la distinction eau de mer/eau douce, qui s’imposa au xvie siècle, n’est pas toujours pertinente. En revanche, il est impératif de prendre des poissons « scameux » venant « d’eau pure/nette et courante ». Or, les étangs ne sont pas des milieux sains ; les rivières, très polluées autour et en aval des villes par les déchets humains et industriels n’offrent pas la pureté recherchée, alors que la mer semble constituer un milieu plus propre, brassé par les courants et purifié par les vents qui en balaient la surface. | 

28. Il faut sans doute voir la baudroie dans la première rana, et la grenouille dans la deuxième. | 

29. C’est l’épilepsie. | 

30. La lune. | 

31. Peut-être le mérou (D’Arcy Thompson).

Notes de traduction :

16. Ce sont les dorades ; l'or en latin se dit aurum. | 

21. Nous n’avons pas trouvé le terme, que nous traduisons à partir de la racine nare et du diminutif. Il s’agit peut-être de l’exocet. Dans la Prosopopée des animaux, du même auteur, l’exocet avoue causer l’épaississement du sang.