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Élégie XI - Les poissons

1Et maintenant, assez des bergeries, des basses-cours et des forêts ;2Thalie, tourne ta lyre pour chanter les poissons.
3Bergeries et forêts nous plaisent, le peuple des basses-cours n’est pas sans charme1,4Mais il n’est pas toujours permis de se nourrir de tels produits.
5(Peut-être les poissons pourriraient-ils dans l’onde sonore6Si la table n’était jamais contrainte de présenter du poisson ;
7Les viandes en effet incitent les corps à célébrer Vénus ;8Les poissons, au contraire, peuvent réfréner le désir2.)
9Avancez-vous donc, divinités de la mer écumante,10Afin que ma muse chante quels poissons sont nuisibles, lesquels ne le sont pas.
11Adieu, silures, pleins d’amour pour vos petits3,12Et toi, attilus, qui te blottis dans les flots de l’Eridan4,
13Et vous, phoques, qui dormez et ronflez sur le rivage5,14Et toi, éléphant6, qui agites les ondes de la plaine marine !
15Adieu, dauphins, emblèmes de la terre des Allobroges7 !16Portez d’éclatants trophées une fois l’ennemi vaincu.
17Adieu, baleine de Bretagne, toi dont la masse évoque une montagne ;18Et toi, orque, que portent les flots marins de Byzance.
19Adieu à toi, dragon, qu’on enserre facilement d’une seule main9,20Et à toi, lion, et à toi aussi, <lièvre>, qu’il est redoutable de toucher10, adieu !
21Si en effet, de leur vivant, leurs corps blessent par leur contact venimeux,22Quel danger, selon toi, nous font-il courir une fois morts ?
23Pourtant, les Bretons, à ce qu’on rapporte, conservent les cètes dans le sel24Et on vend cette saleté presque partout dans le monde11.
25Qu’il s’agisse d’orque ou de baleine, les gens croient que c’est du porc de mer1226Et se sont accoutumés à en rehausser leur table.
27Laissons cet aliment au peuple grossier ; pour moi, je recherche28Les poissons écailleux de haute mer ou ceux qu’on prend dans les torrents13.
29J’aime les pélamides et les thons qui nagent en bancs30Bien qu’ils se nourrissent de boue noire.
31Il ne me plaît pas moins – il me plaît même plus – le scare32Qui rumine les herbes de la mer14, et celle qui tire désormais son nom de la mer de Sardaigne15.
33Le pagre aux dents redoutables et la sole, plus haute gloire de la mer,34L’emportent, à mon avis, par leur chair encore plus savoureuse.
35Mais, me semble-t-il, ceux qui tirent leur nom de l’or l’emportent encore sur eux,36Ainsi que les congres, les turbots et la troupe hostile aux loups16.
37Bien qu’il soit très apprécié, le surmulet est dangereux pour les nerfs,38Et pour les yeux, si on le consomme fréquemment17.
39De même je suis contraint, contre l’usage, de condamner les maquereaux40Quand Phébus occupe les pinces redoutables du Cancer18.
41La saupe est nuisible, à moins qu’on ne la batte d’abord énergiquement ;42Meurtris-la bien de la férule si tu désires la cuire au feu19.
43Je n’aime pas la torpille, et pas davantage le petit poisson ailé2044Ni celle qui obscurcit de son sang les eaux céruléennes21.
45Je n’aime pas la murène qui se cache dans les profondeurs des côtes siciliennes46Ni celle qui tient son nom du serpent terrifiant22.
47Chez les oiseaux, la grive a la palme ; chez les poissons, c’est le saumon,48Qu’on le consomme salé ou frais.
49On peut assurément lui adjoindre la carpe, orgueil du lac de Garde50Aux eaux limpides ; mais la carpe est nuisible quand elle est fangeuse.
51Je n’aime pas non plus la lamproie, bien qu’elle soit savoureuse,52À moins que le cuisinier ne lui ajoute cannelle et poivre piquant23.
53La truite aime les fonds sablonneux et nage dans les eaux rapides ;54Aussi la considère-t-on comme la perdrix des eaux.
55En bref, tous les poissons à écailles qu’on pêche dans les eaux rocheuses56L’emportent sur les autres et nourrissent bien le corps.
57Mais qu’ils aient bon goût, et que leur peau ait l’éclat du verre24,58et prends garde à une robe bigarrée, si tu es sage.
59Car ceux qui ajoutent, sur leur peau, les couleurs du paon60Au noir et au rouge causent de nombreux dommages.
61Ils sont mauvais pour les yeux ; puis un abcès naît dans les viscères62Sans qu’on le détecte, d’où s’écoule du sang mêlé de pus.
63Ne mange donc pas d’anguilles ni de tanches aux écailles épaisses64Ni d’autres poissons de cette catégorie, quels qu’ils soient.
65Mais fais plutôt en sorte de fuir les poissons au corps trop gras :66La graisse de poisson contient de terribles poisons.
67J’écris cela en connaissance de cause : quand je vivais sur les côtes génoises68Les poissons gras ont failli causer ma mort.
69Pourquoi donc suces-tu la moelle des os de la tête ?70Pourquoi dévores-tu les ventres et les yeux, abominable goinfre25 ?
71Bien qu’ils soient agréables au palais, ces aliments font beaucoup de mal ;72Ainsi parfois un mets qu’on aime cause une mort misérable.
73Et il arrive souvent qu’un poison se cache sous le miel,74Mais la gourmandise nous empêche de penser à la mort.
75En bref, tant que c’est possible, si tu veux manger du poisson,76Choisis ceux que t’offrent les flots marins, où volent les navires26 ;
77Et contrairement à l’usage, il faut les manger chauds78Si tu ne veux pas connaître bien des problèmes, comme je l’ai vu.
79Sinon, une douleur intestinale intense tord cruellement le ventre,80Puis survient une sueur froide et souvent la mort avec elle.
81Tu éviteras donc une perte de connaissance fatale à ton corps devenu de glace,82Si tes poissons meurent dans la friture.
83J’aime aussi la rana qui est apportée par les eaux transparentes84Mais celle qu’on attrape dans les eaux putrides sera nocive27.
85Comme elle vit dans les marais, saturés d’eau et de fièvres,86elle est, croit-on, indigne des gens distingués.
87<Mais> celui que tourmente la lèpre ou l’épilepsie, ou dont88Une mauvaise toux secoue la poitrine, qu’il mange des grenouilles bouillies.
89La tortue, en aliment, guérit la phtisie délétère90Ainsi que le durcissement de la rate, et ses œufs constituent un remède pour le mal sacré28.
91Qu’on serve le crabe lorsqu’il engraisse, à l’automne ou plutôt au printemps ;92C’est un mets efficace contre la flétrissure du poumon.
93Sa chair est plus abondante lorsque croissent les cornes de la Lune :94C’est parce que croissent alors la chair blanche et le sang.
95Souvent celle qui use de ses cornes comme d’yeux96Prend sa place ; elle est plus utile au foie que le crabe.
97Je ne condamne pas les huîtres qu’on tire des profondeurs de la mer98Quand croît le bel éclat de la déesse Trivia29.
99Certains se régalent de cirris30 et de calmar cru100(Personnellement, je n’apprécie pas les poissons crus sur ma table) ;
101Galien, porte-enseigne de l’art de la médecine,102Pense que, même cuits avec des crabes, ils sont encore nuisibles.
103Salés, les poissons ont une force ignée ; mais qu’on les réserve104À ceux qui célèbrent Bacchus, ou qui ont un cœur solide.
105Pour finir, suis mon conseil : s’il te plaît de pratiquer souvent les plaisirs de Vénus,106Fuis les poissons, cette pitance de moine.
107Ils dérangent les corps sans énergie par leur nature flegmatique ;108D’un côté la gale, de l’autre, un sang épais : voilà le résultat.
109Ils ne valent rien, je le sais, à ceux dont le corps recèle peu de chaleur110Ni à ceux qui vivent dans l’étreinte de la docte Minerve.