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X.

2. 26. Devrions-nous donc penser que c’est sans quelque don de la nature que les poissons ont conservé cette grâce selon laquelle chaque espèce de poisson habite le lieu qui lui a été attribué, dont aucun poisson de cette espèce ne sort et dans lequel n’entre aucun poisson d’une autre espèce ? Quel géomètre a délimité pour eux des habitats dont aucune circonstance ne peut les déloger ? Certes nous connaissons des géomètres, mais aucun « thalassomètre » ! Et pourtant les poissons connaissent les limites de leurs habitats, qui ne sont définies ni par les murs ni par les portes des villes, qui ne sont bornées ni par les bâtiments des maisons, ni par les barrières des champs ; mais ils connaissent les limites nécessaires à chacun pour posséder en abondance uniquement ce dont il a besoin et non tout ce revendique une avidité immodérée. Selon la loi de la nature, chacun ne recherche que la quantité suffisante pour vivre et le lot de chacun est déterminé selon ses besoins alimentaires. Telle espèce de poissons est née et vit dans une zone de la mer, telle autre dans une autre. Ainsi, en effet, on ne trouvera pas d’espèces de poissons mélangées, mais tel poisson, qui abonde par ici, est absent ailleurs. Et, de même, cette zone-ci nourrit les chevesnes et cette autre les loups ; celle-là, des poissons de roche, cette autre des langoustes. Il n’est pas possible de vagabonder librement, et cependant la multitude des poissons n’est pas enfermée par les montagnes, pas plus qu’elle n’est retenue par le cours des fleuves, mais la nature impose à chacun de se tenir dans les frontières de sa patrie et regarde comme suspect quiconque s’aventure chez ses congénères.
3. [α]  Prv, 22, 28*
[β]  Is. 5, 8*
27. Mais nous, nous avons une façon de voir bien différente : nous changeons d’habitat en nous exilant, nos compatriotes nous ennuient, nous recherchons l’amitié des étrangers, [α] nous déplaçons les limites que nos ancêtres avaient établies pour toujours, nous ajoutons un champ à un champ, un domaine à un domaine. Les hommes n’ont pas assez de la terre : ils recouvrent aussi les mers. À l’inverse, ils entaillent la terre selon le caprice de chacun et y font pénétrer pour créer des îles et posséder des détroits ; ils revendiquent les espaces marins comme des biens propres et ils rappellent que les poissons leur sont soumis avec les mêmes conditions de servitude que des esclaves nés à la maison. On dit : « Cette zone de la mer est à moi, celle-là est à un autre. » Les puissants se partagent les éléments du monde. Ceux-là élèvent des huîtres dans les flots, d’autres enferment les poissons dans un bassin. La mer ne suffit pas à leur luxe : ils doivent avoir un cellier plein d’huîtres ; c’est pourquoi ils comptent l’âge de celles-ci et forment des réserves de poissons de peur que la mer ne puisse pas satisfaire les banquets du riche. Quelle oreille attentive ils prêtent au renom du voisin ! Et avec quels yeux ils guignent ses possessions ! Quelles inventions ils trament nuit et jour pour prendre quelque chose à leur prochain ! [β] « Serez-vous les seuls habitants de la Terre ? », s’écrie le prophète. Le Seigneur sait ces choses, et il réserve son châtiment.
4. 28. Comme sont étrangers aux poissons la convoitise et le vol ! Ils comprennent les secrets de la nature et connaissent la mer au-delà des limites du monde, cette mer que ne trouble aucune île, qu’aucune terre ne sépare ni ne limite. Par conséquent, là où la mer s’étend largement et interdit aux marins de la contempler et de la parcourir audacieusement pour le commerce, c’est là que, dit-on, se cachent les cètes, ces espèces géantes de poissons au corps aussi grand que des montagnes, comme nous le rapportent ceux qui ont pu les voir. Là-bas ces bêtes mènent une vie calme, à l’écart des îles, sans contact avec les villes côtières ; elles ont leurs propres provinces et leurs lieux de vie qu’elles se sont répartis. Elles y demeurent sans attaquer les frontières de leurs voisines et ne cherchent pas à voyager pour changer de lieu, mais, puisqu’il leur vient de leurs pères, elles honorent leur domaine, et trouvent agréable leur séjour dans ces lieux. Elles ont choisi ces régions pour pouvoir mener une vie solitaire, à l’abri des regards.
5. 29. Il y a cependant des espèces de poissons qui changent d’habitat, non par inconstance mais par nécessité d’élever leurs petits, dont ils s’occupent au moment opportun selon la loi de la nature : ils viennent, innombrables, de très nombreux endroits, et de diverses zones de la mer, comme s’ils se rassemblaient d’un commun accord pour former un banc ; puis ils recherchent l’Aquilon et se dirigent vers cette mer des régions septentrionales, poussés par une loi naturelle. On dirait, les voyant remonter, qu’il s’agit d’un courant marin tant ils s’élancent et brisent les flots quand ils se jettent d’un violent élan par la Propontide dans le Pont-Euxin. Qui recommande ces lieux aux poissons, qui leur a conseillé ces saisons ? Qui définit l’itinéraire du périple, la disposition de leurs rangs, leur destination, la date de leur retour ? Les hommes ont leur général, dont on attend les ordres, dont les instructions circulent, dont les édits sont présentés aux provinciaux pour qu’ils se réunissent, dont les lettres sont envoyées aux tribuns militaires. La date a beau être fixée, la plupart ne peut se présenter au rendez-vous. Mais chez les poissons, quel général a donné les ordres ? Quel savant leur a assigné cette discipline ? Quels guides préparent les étapes ? Quels chefs montrent le chemin, veillant à ce que personne ne manque à l’appel ? Mais je sais qui est ce général qui, par une ordonnance divine, fait connaître son commandement à toutes les créatures, qui assigne silencieusement aux animaux muets l’organisation de la règle naturelle et qui transmet ses ordres non seulement aux grands, mais également à tous les plus petits. Les poissons respectent la loi divine, et les hommes s’y opposent. Les poissons respectent régulièrement les ordres célestes, les hommes rendent vains les préceptes de Dieu. Cet animal te semble-t-il méprisable parce qu’il est muet et dépourvu de raison ? Mais veille à ne pas te rendre méprisable à tes propres yeux, si tu te surprends à montrer moins de raison que celui qui en est dépourvu. En effet, quoi de plus conforme à la raison que cette migration des poissons, dont certes ils n’expliquent pas la raison par des mots, mais qu’ils expriment par leurs actions ? Ils se rendent en été jusqu’au Pont, parce que l’eau de cette zone leur est plus douce que celle du reste de la mer : le soleil ne s’attarde pas aussi longtemps sur ces flots que sur les autres, si bien que toute l’eau ne s’en évapore pas, et elle reste douce et potable. Qui certes ignorerait que même ces animaux qui vivent dans la mer apprécient le plus souvent l’eau douce ? Et pendant qu’ils suivent les fleuves et remontent leur cours, on pêche dans les rivières des poissons d’une espèce inhabituelle. Comme ils apprécient particulièrement le Pont pour cette raison, et qu’en outre dans cette région, tous les ans, le souffle de l’Aquilon tempère les fortes chaleurs, ils jugent cet endroit plus approprié que les autres pour pouvoir y frayer et y nourrir leur propre progéniture, étant donné que leurs tendres alevins, que la douceur du climat protège en cet endroit, ne peuvent qu’avec peine supporter les rigueurs d’une autre région. C’est pourquoi, une fois leur devoir accompli, ils prennent pour rentrer la même formation qu’à l’aller.
6. 30. Voyons donc quelle est la raison de tout cela : le bassin du Pont est exposé aux souffles furieux du Borée et de tous les autres vents ; par conséquent, si un violent ouragan s’y déchaîne, des tempêtes se lèvent qui font surgir des profondeurs des tourbillons sableux comme en témoignent les flots chargés de sable ; grandissant par la force du vent, ils s’alourdissent alors et deviennent des obstacles insurmontables non seulement pour les navigateurs, mais pour les animaux marins eux-mêmes. S’ajoute à cela que comme le Pont accueille des fleuves très nombreux et très importants, l’arrivée des torrents, en hiver, refroidit et fait geler l’eau de cette zone. À cause de cela, les poissons, comme s’ils étaient maîtres des courants, ont pris l’habitude de profiter d’une brise clémente qui souffle à cet endroit en été ; ayant joui de sa douceur jusqu’au bout, ils hâtent leur retour pour éviter les rigueurs de l’hiver. Fuyant la rigueur de cette région septentrionale, ils se rendent dans d’autres zones, où les vents soufflent avec plus de calme et de douceur ou, du moins, où le soleil maintient d’ordinaire une tiédeur printanière. « Le poisson connaît, en effet, le moment de la reproduction », ce que la sagesse de Salomon tient pour un grand mystère. Il connaît le moment de venir et celui de repartir, il connaît le moment d’accomplir ses tâches et celui d’agir et il sait comment ne pas être abusé, parce qu’il ne s’appuie pas sur le jugement de la raison ni sur l’argumentation rhétorique mais sur l’instinct de la nature, qui est la vraie maîtresse de la piété. Et tous les animaux ont des périodes bien définies pour se reproduire ; il n’y a que pour l’homme qu’elles sont indistinctes et confuses. Les autres espèces attendent la saison clémente, seules les femmes donnent le jour à leurs enfants à la mauvaise saison. Comme le désir de générer est changeant et immodéré, les périodes de reproduction changent sans cesse. Les poissons traversent de très grandes mers pour rechercher ce qui est utile à leur espèce. Nous aussi nous traversons de vastes étendues, mais n’est-ce pas plus honorable de s’engager dans cette entreprise par amour de la postérité plutôt que par désir de richesse ? Ainsi, ils accomplissent la traversée par dévouement parental, nous, pour le profit. Eux accordent plus de prix à leur progéniture qu’à toutes les marchandises ; nous, nous rapportons des marchandises qui ne valent pas le danger qu’elles font prendre à cause d’un désir funeste de profit. Ceux-là regagnent leur patrie, nous, nous l’abandonnons, ceux-là, en nageant, travaillent à l’accroissement de leur espèce, nous, nous travaillons à la diminution de la nôtre en naviguant.
7. 31. En conséquence, comment ne pas reconnaître que c’est la volonté de Dieu qui les a dotés d’un tel instinct et d’une telle force, quand on voit que les uns s’élancent avec ardeur dans cette migration si régulière vers l’Aquilon pour se reproduire et que d’autres possèdent une telle vigueur dans leur petit corps qu’ils arrêtent au milieu des flots les plus grands navires en pleine course, leurs voiles gonflées de vent ? Ainsi ce tout petit poisson, le rémora, arrête, dit-on, des navires immenses avec une si grande facilité que l’on voit le navire s’immobiliser, comme enraciné au fond de la mer, et ne plus bouger. Il le maintient, en effet, immobile un certain temps. Peut-on encore penser qu’une si grande force a pu lui échoir sans un don du Créateur ? Que dire des espadons, poissons-scies, chiens de mer, baleines ou marteaux ? Que dire également de l’aiguillon des pastenagues, nocif même après leur mort ? Si quelqu’un marche sur la tête d’une vipère qui vient tout juste de mourir, celle-ci provoque, dit-on, un mal plus violent que son venin, et inflige une blessure incurable ; ainsi, à ce qu’on rapporte, la pastenague présente, par son aiguillon, un danger plus grand encore morte que vive. Le lièvre de mer, un animal craintif sur terre, redoutable dans la mer, provoque une nécrose rapide et qu’il n’est pas facile de soigner. Le Créateur, en effet, a voulu que, dans la mer, tu ne sois pas non plus tout à fait à l’abri des pièges, afin qu’à cause de ce petit nombre d’animaux nuisibles, comme posté en sentinelle, toujours muni des armes de la foi et du bouclier de la dévotion, tu doives espérer protection et salut de ton Seigneur.