CopierCopier dans le presse-papierPour indiquer l’adresse de consultation« Thomas de Cantimpré - Livre de la Nature — Livre VI. Les monstres marins.  », in Bibliothèque Ichtya, état du texte au 21/11/2024. [En ligne : ]
CopierCopier dans le presse-papierSource de référence

Fichier nativement numérique.

Édité et traduit par Brigitte Gauvin ; Catherine Jacquemard ; Marie-Agnès Lucas-Avenel.

III. De ahune [le serran, le mulet1identificationOn ne peut proposer une identification unique pour l’ahune, dont la description résulte d’une transmission perturbée d’Arist. 591 b 1-8 dans la traduction de Michel Scot et, partant, d’une contamination des informations données sur le muge et le serran par Aristote. Indépendamment de ces vicissitudes, dans la traduction latine de Michel Scot, le mot ahuna est bien utilisé comme équivalent du grec channa, que D’Arcy Thompson 1947, 283, identifie avec le serran (Serranus cabrilla Linné, 1758 ou Serranus scriba Linné, 1758).]

Lieux parallèles : AM, [Hahane] (24, 17 (11)) ; VB, De ahune (17, 101) ; HS, Ahuna (4, 11).
2. [α] TC
[β] Arist. HA, 591 b 1-5 MS
[γ] TC
[δ] Arist. HA, 591 b 5-8 MS
[α] L’ahune est un monstre de la mer, à ce que dit Aristote2explicationThomas de Cantimpré tire ses informations sur l’ahuna d’une traduction très confuse d’Aristote (Arist. HA 591 b 1-8) par Michel Scot : « le fastaroz est plus vorace que les autres poissons et particulièrement celui qu’on appelle hahune, et à cause de cela son ventre est distendu et lorsqu’il n’est pas à jeun il ne vaut rien, et lorsqu’il a peur il se cache la tête dans le corps et en se cachant la tête il mange ses propres chairs. Et le theaidoz mange des céphalopodes. Et souvent le poisson qu’on appelle hahanie gonfle son ventre et en rejette les autres poissons parce que son ventre va jusqu’à sa bouche et qu’il n’a pas d’estomac ». La traduction de Michel Scot a complètement déformé un passage d’Aristote qui concernait deux poissons, le mulet (κεστρεύς) et le serran (χάννη). « Le mulet est le plus vorace de tous les poissons et le plus insatiable, aussi son ventre est-il ballonné, et lorsqu’il n’est pas à jeun, il ne vaut rien. Quand il a peur, il se cache la tête en croyant qu’il se cache tout entier. Le dentex lui aussi est carnassier et mange les céphalopodes. Il lui arrive souvent, ainsi qu’au serran, de rejeter son estomac en poursuivant les poissons plus petits, parce que les poissons ont l’estomac près de la bouche et n’ont pas d’œsophage » (Louis 1969, 11). Comme on peut le constater, l’ahuna hérite ainsi les caractéristiques comportementales du mulet, sa voracité et son caractère craintif, et du serran dont l’estomac tombe dans la bouche quand il poursuit ses proies (voir aussi sur ce dernier détail Arist. HA 507 a 28-30 MS)..[β] Cet animal est plus vorace que toutes les autres bêtes de la mer. Il vit de la chasse et tout ce qu’il mange contribue à l’engraisser. Par conséquent, son ventre gonfle au-delà de ce qu’on peut imaginer et de ce qui convient à sa taille3explicationLa taille maximale connue pour un mulet est de 1,20 m pour 12 kg, mais Fishbase signale que ces données doivent être confirmées.. Quand cet animal redoute un danger, il cache sa tête en lui-même de la manière suivante : il se ramasse sur lui-même à la manière d’un hérisson. En effet, il est si gros et gras qu’en contractant sa peau et ses chairs il se replie et dissimule en lui-même les extrémités de son corps, de manière à ce qu’elles ne soient plus visibles. Cependant, il n’agit pas ainsi sans se causer parfois à lui-même quelque dommage. En effet, il craint la mort à tel point que, tant qu’il voit un danger le menacer, il garde la tête cachée dans son corps et, tant qu’il sent que le danger n’est pas écarté et que la bête qui est à l’affût ne s’est pas éloignée, il ne relève pas du tout la tête, qu’il garde cachée en lui-même. Mais lorsqu’il est tenaillé par la faim, il mange ses propres chairs, préférant se nourrir partiellement de lui-même que devenir la proie d’autres bêtes et se trouver totalement dévoré4explicationCe premier fragment, chez Aristote, concerne le mulet. La traduction de Michel Scot introduit, de manière d’ailleurs peu claire, l’idée que le poisson se dévore lui-même, qui ne figure pas dans le texte grec. Cette croyance n’est pas sans en rappeler une autre qui concerne les poulpes, dont on pensait qu’ils dévoraient l’extrémité de leurs bras quand ils étaient empêchés de se nourrir.. [γ] Cet exemple est à l’inverse de ce que fait l’homme misérable : celui-ci, lorsqu’il voit son corps ou son âme exposés à un péril imminent, ne consacre pas ses efforts à éviter le monde, la chair ou les démons, ennemis de son salut, en consommant sa propre chair par le jeûne et l’abstinence de nourriture et de boisson, ce que lui permettraient son poids ou son embonpoint exubérant. Nous voyons en effet très clairement que les hommes échappent souvent au péril de la mort par l’abstinence corporelle : par exemple on évite l’hydropisie en s’abstenant de boire et on écarte les fièvres et de nombreuses maladies en s’abstenant de manger.[δ] Cet animal5explicationCes informations-ci, chez Aristote, concernent le serran. n’a pas d’estomac et pour cette raison, quand il a mangé, son ventre gonfle beaucoup ; et, quand celui-ci ne peut pas se dilater davantage, il rejette par la bouche les poissons qu’il a avalés ; et c’est facile, parce que sa bouche et son estomac sont contigus6explicationUne particularité physiologique du serran explique cette réputation de gros mangeur : le serran est en effet un prédateur macrophage dont la bouche, équipée de soufflets jugulaires, peut s’ouvrir si largement qu’elle atteint le diamètre de la tête et du corps (cf. D’Arcy Thompson 1947, 284). Par ailleurs, Kitchell & Resnick 1999, 1664, n. 59, expliquent le phénomène de dilatation décrit à propos de l’ahuna par les variations de volume de la vessie natatoire que possèdent de nombreux poissons : c’est un organe de flottaison empli d’air, dont le volume s’adapte à la pression que l’eau exerce sur le poisson. D’Arcy Thompson 1947, 284, commentant le passage original d’Aristote consacré au dentex et au serran, met aussi au compte de cette donnée physiologique le fait que ces deux poissons aient paru aux Anciens « recracher » leur estomac quand ils poursuivaient leurs proies. Lorsque les espèces qui ne possèdent pas de conduit excréteur pour la vessie natatoire s’élèvent brutalement, l’air de la vessie natatoire, qui ne subit plus la même pression d’eau, se dilate au point d’entraîner une déchirure de la vessie et éventuellement du mésentère : les intestins peuvent alors se retourner et saillir dans la bouche., si bien qu’il n’a pas de cou, de même que les autres animaux marins : aucun poisson en effet n’a de cou.

Notes d'identification :

1. On ne peut proposer une identification unique pour l’ahune, dont la description résulte d’une transmission perturbée d’Arist. 591 b 1-8 dans la traduction de Michel Scot et, partant, d’une contamination des informations données sur le muge et le serran par Aristote. Indépendamment de ces vicissitudes, dans la traduction latine de Michel Scot, le mot ahuna est bien utilisé comme équivalent du grec channa, que D’Arcy Thompson 1947, 283, identifie avec le serran (Serranus cabrilla Linné, 1758 ou Serranus scriba Linné, 1758).

Notes d'explication :

2. Thomas de Cantimpré tire ses informations sur l’ahuna d’une traduction très confuse d’Aristote (Arist. HA 591 b 1-8) par Michel Scot : « le fastaroz est plus vorace que les autres poissons et particulièrement celui qu’on appelle hahune, et à cause de cela son ventre est distendu et lorsqu’il n’est pas à jeun il ne vaut rien, et lorsqu’il a peur il se cache la tête dans le corps et en se cachant la tête il mange ses propres chairs. Et le theaidoz mange des céphalopodes. Et souvent le poisson qu’on appelle hahanie gonfle son ventre et en rejette les autres poissons parce que son ventre va jusqu’à sa bouche et qu’il n’a pas d’estomac ». La traduction de Michel Scot a complètement déformé un passage d’Aristote qui concernait deux poissons, le mulet (κεστρεύς) et le serran (χάννη). « Le mulet est le plus vorace de tous les poissons et le plus insatiable, aussi son ventre est-il ballonné, et lorsqu’il n’est pas à jeun, il ne vaut rien. Quand il a peur, il se cache la tête en croyant qu’il se cache tout entier. Le dentex lui aussi est carnassier et mange les céphalopodes. Il lui arrive souvent, ainsi qu’au serran, de rejeter son estomac en poursuivant les poissons plus petits, parce que les poissons ont l’estomac près de la bouche et n’ont pas d’œsophage » (Louis 1969, 11). Comme on peut le constater, l’ahuna hérite ainsi les caractéristiques comportementales du mulet, sa voracité et son caractère craintif, et du serran dont l’estomac tombe dans la bouche quand il poursuit ses proies (voir aussi sur ce dernier détail Arist. HA 507 a 28-30 MS). | 

3. La taille maximale connue pour un mulet est de 1,20 m pour 12 kg, mais Fishbase signale que ces données doivent être confirmées. | 

4. Ce premier fragment, chez Aristote, concerne le mulet. La traduction de Michel Scot introduit, de manière d’ailleurs peu claire, l’idée que le poisson se dévore lui-même, qui ne figure pas dans le texte grec. Cette croyance n’est pas sans en rappeler une autre qui concerne les poulpes, dont on pensait qu’ils dévoraient l’extrémité de leurs bras quand ils étaient empêchés de se nourrir. | 

5. Ces informations-ci, chez Aristote, concernent le serran. | 

6. Une particularité physiologique du serran explique cette réputation de gros mangeur : le serran est en effet un prédateur macrophage dont la bouche, équipée de soufflets jugulaires, peut s’ouvrir si largement qu’elle atteint le diamètre de la tête et du corps (cf. D’Arcy Thompson 1947, 284). Par ailleurs, Kitchell & Resnick 1999, 1664, n. 59, expliquent le phénomène de dilatation décrit à propos de l’ahuna par les variations de volume de la vessie natatoire que possèdent de nombreux poissons : c’est un organe de flottaison empli d’air, dont le volume s’adapte à la pression que l’eau exerce sur le poisson. D’Arcy Thompson 1947, 284, commentant le passage original d’Aristote consacré au dentex et au serran, met aussi au compte de cette donnée physiologique le fait que ces deux poissons aient paru aux Anciens « recracher » leur estomac quand ils poursuivaient leurs proies. Lorsque les espèces qui ne possèdent pas de conduit excréteur pour la vessie natatoire s’élèvent brutalement, l’air de la vessie natatoire, qui ne subit plus la même pression d’eau, se dilate au point d’entraîner une déchirure de la vessie et éventuellement du mésentère : les intestins peuvent alors se retourner et saillir dans la bouche.