Fichier nativement numérique.
Édité et traduit par Brigitte Gauvin ; Catherine Jacquemard ; Marie-Agnès Lucas-Avenel.LX. De xifio [l’espadon1identificationLa description ne peut donner aucun indice sur la nature de cet animal qui semble l’incarnation de la monstruosité tant par sa taille que son aspect et la terreur qu’il inspire. La proximité qui existe entre les noms xiphius et le terme ξιφίας, nom grec de l’espadon utilisé parfois par Pline (Plin. nat. 32, 15), permet de penser qu’il s’agit de ce poisson ; mais il est étonnant que la principale caractéristique de l’animal, son épée, ne soit pas notée. La deuxième partie du texte, absente de l’édition de Boese, semble quant à elle mettre en scène un autre animal, quoiqu’il n’y ait ni titre ni numéro de chapitre. Seul un pied de mouche sépare le paragraphe du précédent dans le manuscrit de Valenciennes (Médiathèque Simone Veil, ms 320, f. 121r), l’un des plus anciens témoins de la seconde version de Thomas II. Il peut s’agir d’une interpolation ou d’une notice restée inachevée. Les éléments de description contenus dans ce paragraphe ne permettent pas d’identifier l’animal, car ils sont contradictoires. Les détails qui concernent sa peau très solide avec laquelle on fait des cordages font penser à une espèce de cète ou de phoque, et son sommeil profond confirmerait l’identification au phoque. Mais ces animaux sont comestibles contrairement à l’animal ici décrit (voir notes ci-dessous et Lucas-Avenel 2019 ; Lucas-Avenel 2017). ?]
[β] ?
[γ] ?
[α] Le xifius, à ce que dit Basile le Grand dans l’Hexaméron, est très redoutable.[β] C’est une bête de la mer dont la taille dépasse l’entendement ; elle est si grande que la nature prévoyante, mère des créatures, semble s’être amusée en créant ce monstre. Il n’<a> pas, en effet, la configuration des autres poissons, il ne ressemble ni aux monstres de la mer ni aux bêtes de la terre ni aux oiseaux du ciel, mais il a un aspect et une forme dont il est la seule bête à tirer gloire, de sorte qu’il offre à ceux qui le voient un digne spectacle et, par là, il procure une gloire totale au créateur, par le truchement de ceux qui l’ont vu.[γ] Si l’on voit sa tête, elle est tout à fait monstrueuse ; si l’on voit les profondeurs de sa gueule, on le fuira comme le gouffre de la mort ; si ce sont ses yeux, on sera horrifié ; si c’est le reste de son corps, on avouera qu’on n’a jamais rien vu de semblable.
|| [δ] Il existe aussi une espèce différente de cet animal, extrêmement redoutable et d’une taille extraordinaire, presque semblable au cète, mais qui n’est pas comestible à cause de sa chair très dure et de sa peau épaisse. Cet animal dort pendant quatre mois si profondément qu’on ne peut l’éveiller par aucune blessure ni aucun coup2explicationLe phoque est célèbre pour la profondeur de son sommeil: l’information vient de Plin. nat. 9, 42. Elle est reprise par Thomas de Cantimpré à propos de l’helcus (VI, 22) et du vitulus marinus (VI, 56).. Aussi arrive-t-il que, pendant son sommeil, les hommes qui connaissent l’animal, découpent sur tout le travers de son dos des lanières larges et longues dans le sens de la largeur en faisant le tour de son corps rond, et attachent à leurs navires les extrémités de ces lanières, afin de lui arracher la peau, lorsqu’ils mettent à la voile, en tirant fortement sur celles-ci. Les marins et les charpentiers3traductionLes fabri carpentarii peuvent aussi désigner les menuisiers et les fabricants de char, les charrons ou carrossiers. se servent de ce type de lanières comme de cordes très solides pour soulever les charges les plus lourdes4explicationCes informations ressemblent à celles données par Albert le Grand sur le cetus hirsutus, « le morse » (Albertus Magnus, De animalibus, H. Stadler (éd.), XXIV, 23, 1525), quand, décrivant une technique de chasse au moyen de cordes attachées à une partie de l’animal endormi et reliées à des anneaux fixées à terre, il conclut qu’au réveil, « l’animal s’arache la peau depuis la queue sur tout le dos jusqu’à la tête […]. Les lanières qu’on fait en cuir de cète sont très résistantes pour soulever de lourdes charges grâce à des poulies (trad. B. Gauvin) ». Mais un tel usage était aussi bien connu en Europe du Nord où la peau du morse et celle du phoque étaient commercialisées. Il existe en particulier une espèce de phoque, appelée le phoque barbu (Erignathus barbatus Erxleben, 1777) , en danois remmesæl, littéralement « le phoque à lanières » (voir Lucas-Avenel 2019).. Mais ils doivent les graisser et les assouplir soigneusement pour éviter qu’elles ne se cassent en s’asséchant. Et, ce qui est très étonnant, c’est qu’on trouve des lanières de cette sorte de trois cents coudées et même plus5explicationUne coudée fait environ 40 cm, si bien que les lanières atteindraient une longueur de 120 m et plus. ; cela indique quelle est la largeur de la bête. L’homme fait usage de son sang et de sa peau, mais il rejette totalement sa chair6explicationCe dernier détail ne coïncide pas avec l’identification de la baleine ou du phoque. En revanche, elle fait penser à la l’information que donne à son fils le roi Hákon dans le Miroir royal :« il existe aussi une espèce de baleines qu’on appelle náhvalr [narval, Monodon monoceros] et qu’on ne peut pas manger pour des raisons de santé, car ceux qui en mangent tombent malades et meurent » (Le Miroir royal, E.M. Jónsson (trad.), Paris, Esprit ouvert, 1997, 50).. ||
Notes d'identification :
1. La description ne peut donner aucun indice sur la nature de cet animal qui semble l’incarnation de la monstruosité tant par sa taille que son aspect et la terreur qu’il inspire. La proximité qui existe entre les noms xiphius et le terme ξιφίας, nom grec de l’espadon utilisé parfois par Pline (Plin. nat. 32, 15), permet de penser qu’il s’agit de ce poisson ; mais il est étonnant que la principale caractéristique de l’animal, son épée, ne soit pas notée. La deuxième partie du texte, absente de l’édition de Boese, semble quant à elle mettre en scène un autre animal, quoiqu’il n’y ait ni titre ni numéro de chapitre. Seul un pied de mouche sépare le paragraphe du précédent dans le manuscrit de Valenciennes (Médiathèque Simone Veil, ms 320, f. 121r), l’un des plus anciens témoins de la seconde version de Thomas II. Il peut s’agir d’une interpolation ou d’une notice restée inachevée. Les éléments de description contenus dans ce paragraphe ne permettent pas d’identifier l’animal, car ils sont contradictoires. Les détails qui concernent sa peau très solide avec laquelle on fait des cordages font penser à une espèce de cète ou de phoque, et son sommeil profond confirmerait l’identification au phoque. Mais ces animaux sont comestibles contrairement à l’animal ici décrit (voir notes ci-dessous et Lucas-Avenel 2019 ; Lucas-Avenel 2017).
Notes d'explication :
2. Le phoque est célèbre pour la profondeur de son sommeil: l’information vient de Plin. nat. 9, 42. Elle est reprise par Thomas de Cantimpré à propos de l’helcus (VI, 22) et du vitulus marinus (VI, 56). |
4. Ces informations ressemblent à celles données par Albert le Grand sur le cetus hirsutus, « le morse » (Albertus Magnus, De animalibus, H. Stadler (éd.), XXIV, 23, 1525), quand, décrivant une technique de chasse au moyen de cordes attachées à une partie de l’animal endormi et reliées à des anneaux fixées à terre, il conclut qu’au réveil, « l’animal s’arache la peau depuis la queue sur tout le dos jusqu’à la tête […]. Les lanières qu’on fait en cuir de cète sont très résistantes pour soulever de lourdes charges grâce à des poulies (trad. B. Gauvin) ». Mais un tel usage était aussi bien connu en Europe du Nord où la peau du morse et celle du phoque étaient commercialisées. Il existe en particulier une espèce de phoque, appelée le phoque barbu (Erignathus barbatus Erxleben, 1777) , en danois remmesæl, littéralement « le phoque à lanières » (voir Lucas-Avenel 2019). |
5. Une coudée fait environ 40 cm, si bien que les lanières atteindraient une longueur de 120 m et plus. |
6. Ce dernier détail ne coïncide pas avec l’identification de la baleine ou du phoque. En revanche, elle fait penser à la l’information que donne à son fils le roi Hákon dans le Miroir royal :« il existe aussi une espèce de baleines qu’on appelle náhvalr [narval, Monodon monoceros] et qu’on ne peut pas manger pour des raisons de santé, car ceux qui en mangent tombent malades et meurent » (Le Miroir royal, E.M. Jónsson (trad.), Paris, Esprit ouvert, 1997, 50).
Notes de traduction :
3. Les fabri carpentarii peuvent aussi désigner les menuisiers et les fabricants de char, les charrons ou carrossiers.