CopierCopier dans le presse-papierPour indiquer l’adresse de consultation« Thomas de Cantimpré - Livre de la Nature — Livre VI. Les monstres marins.  », in Bibliothèque Ichtya, état du texte au 21/11/2024. [En ligne : ]
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Édité et traduit par Brigitte Gauvin ; Catherine Jacquemard ; Marie-Agnès Lucas-Avenel.

VII. De cocodrillo [le crocodile1identificationPour désigner le crocodile on peut trouver en latin non seulement cocodrillus mais aussi crocodil(l)us, corcodil(l)us et corcodril(l)us… En français, le terme « crocodile » est un nom vernaculaire désignant treize espèces de crocodiliens appartenant à la famille des Crocodylidae. Dans les notices de Thomas de Cantimpré et d’Albert le Grand, comme chez Pline, Solin et Jacques de Vitry, le mot crocodile désigne le crocodile du Nil (Crocodylus niloticus Laurenti, 1768).]

Lieux parallèles : AM, [Cocodrillus] (24, 32 (24)) ; VB, De crocodilo (17, 106) ; VB, Item de eodem (17, 107) ; VB, De medicinis ex crocodilo (17, 108) ; HS, Cocodrillus (4, 25).
2. [α] Sol. coll.32, 22-23
[α] Plin. nat.8, 89
[α] JV Or.88
[β] Sol. coll.32, 23
[γ] ?
[δ] TC
[ε] Sol. coll.32, 23
[ε] JV Or.88
[ζ] Plin. nat.8, 94
[η] JV Or. 88
[θ] Exp. 13, 67, 8
[ι] Exp. 13, 67, 12
[κ] TC
[λ] JV Or.88
[μ] Hor. epod.12, 10-11
[ν] TC?
[α] Le crocodile est un animal quadrupède, à ce que disent Jacques de Vitry, Solin et Pline2explicationOn pourrait aussi mentionner Isid. orig. 12, 6, 19-20 : Crocodillus, a croceo colore dictus, gignitur in Nilo, animal quadrupes in terra et aquis valens, longitudine plerumque viginti cubitorum, dentium et unguium inmanitate armatum, tantaque cutis duritia ut quamvis fortium ictus lapidum tergo repercutiat. Nocte in aquis, die humi quiescit. Ova in terra fovet: masculus et femina vices servant. Hunc pisces quidam serratam habentes cristam tenera ventrium desecantes interimunt. Solus ex animalibus superiorem maxillam movere dicitur. , qui est aussi fort sur terre que dans l’eau du fleuve3explicationOn trouve la même remarque à propos de l’hippopotame dans le chapitre XXIX, De ipothamo.. Pendant la journée il se repose très souvent sur terre et reste alors si immobile, comme pour inviter, par sa gueule grande ouverte, les oiseaux à venir se restaurer, que, si on ne connaissait pas les mœurs de ce monstre, on le croirait mort. Mais la nuit, il reste dans les eaux. Il pond des œufs semblables à des œufs d’oie qu’il porte à terre, là où, bien évidemment, les crues du fleuve ne peuvent les y atteindre. Le mâle et la femelle s’emploient tour à tour à couver les œufs4explicationLa femelle enfouit ses œufs (entre 15 et 100) dans une zone protégée et ensoleillée de la rive et les recouvre de sable. Sans les couver, elle surveille cependant le lieu pour que les œufs ne soient pas déterrés et dévorés par d’autres carnivores. La durée d’incubation oscille entre deux et quatre mois.. Selon Jacques de Vitry, ce monstre grandit la plupart du temps jusqu’à atteindre vingt coudées5explicationVingt coudées font approximativement 9 mètres, ce qui est un peu plus grand que la réalité. En effet, le crocodile du Nil peut atteindre 7 mètres. Parmi les crocodiles, c’est l’espèce la plus grande après le crocodile marin.. Sa peau très dure le protège, comme le ferait un bouclier. Il n’a pas de langue.6explicationLes crocodiles ont bien une langue, mais elle est immobile, soudée au plancher buccal. Sa gueule s’ouvre jusqu’aux oreilles7explicationLes oreilles du crocodile existent bien, mais elles sont situées sur le sommet de la tête et non sur les côtés comme on pourrait le croire en lisant cette phrase.. Sa mâchoire supérieure est mobile8explicationCette affirmation, erronée, provient d’Hérodote (Hdt. II, 68, 13-14) et a été relayée par Arist. PA 691 a 5-6, puis par presque tous les auteurs après lui.. Il inflige des morsures horribles et durables : ses rangées de dents s’imbriquent en effet pour former comme un peigne. [β] Ainsi, en ouvrant grand la gueule, il invite les oiseaux à venir se restaurer. [γ] ll ferme les yeux et feint de dormir, en gardant la gueule grande ouverte. Alors les oiseaux viennent se poser en croyant pouvoir manger et il les tue et les dévore9explicationCette légende, qui rappelle la ruse du renard narrée dans les bestiaires, est reprise plus bas ; elle peut provenir de Pline (nat. 8, 90), malgré la modification du dénouement.. [δ] Et en cela il est l’image des usuriers, qui invitent les marchands démunis et sans ressources à emprunter, ou des princes qui invitent leurs fermiers à s’enrichir et qui après, sautant sur une occasion, les dépouillent cruellement. [ε] Le crocodile est armé de griffes monstrueuses. [ζ] En hiver, il n’absorbe aucune nourriture. [η] Il attaque non seulement les animaux mais aussi les hommes, [θ] et pourtant, selon l’Experimentator, quand il a tué un homme, il le pleure10explicationLa légende des pleurs du crocodile est mentionnée au IXe siècle chez Photios (Photios, Bibliothèque, t. VIII, codices 257–280, Paris, Les Belles Lettres, 1977, p. 93) ; Th. Gautier reprend cette légende dans Le roman de la momie, ch. 14 : «Les crocodiles pleurent quand ils veulent». Il existe une variante selon laquelle le crocodile imite les vagissements d’un enfant pour attirer les hommes et les dévorer.. [ι] Le crocodile vit encore un peu quand on lui a arraché le cœur,[κ] contrairement à tous les autres animaux dont la vie dépend du cœur. [λ] Les Sarrasins mangent sa chair. [μ] De ses excréments on fait un onguent dont les ribaudes âgées et ridées enduisent leur visage, ce qui donne à leur peau relâchée un aspect tendu et les rend plus belles11explicationHorace évoque ce fond de teint employé par une prostituée (Hor. epod. 12, 10-11 : « et le teint, fardé d’excréments de crocodile »). Cf. aussi Plin. nat 28, 184 : Fimo taurino malas rubescere aiunt, non ut crocodileam inlini melius sit ; foueri frigida et ante et postea iubent, « la bouse de taureau, dit-on, colore le teint, si bien que les onctions de crocodilée ne sont pas plus efficaces ; il faut se laver le visage à l’eau froide avant et après ».. [ν] Mais ce fond de teint ne dure que peu de temps. Car quand la sueur ou l’eau touchent ces onguents obscènes, la couleur artificielle jaunit sur le visage, et celle qui s’est maquillée devient plus pâle encore ; et puisse cet effet durer toujours ! Mais, pour le malheur de celle qui l’utilise, le teint coloré obtenu grâce à cet onguent disparaît quand on lave le visage à l’eau, et les sillons habituels des rides réapparaissent aussitôt sur la peau.
3. [ξ] JV Or.88
[ο] ?
[ξ] C’est dans le fleuve Nil, à ce que dit Isidore, et dans un fleuve de Césarée en Palestine qu’on trouve le plus de crocodiles. À ce qu’écrit Jacques de Vitry, on trouve les monstrueux crocodiles dans un fleuve de Palestine, [ο] et voici comment ils y sont venus. Il y avait deux frères de noble naissance qui exerçaient le pouvoir sur les mêmes contrées. Comme l’un d’eux ne supportait pas de partager le pouvoir avec son frère, il fit importer l’espèce des crocodiles dans le fleuve, afin que son frère, qu’il n’osait pas tuer ouvertement, se fît dévorer, sans qu’on le soupçonnât, par les monstres, tandis qu’il prendrait son bain dans le fleuve, comme à son habitude. Le temps passa, et le frère jaloux, oubliant ce qu’il avait fait, s’assit sur la rive du fleuve. Aussitôt, sans qu’il s’y attendît, un de ces monstres sortit sur le rivage et, après avoir saisi dans sa gueule l’homme assis là, il le mit en pièces, et le malheureux périt, tombant dans le piège qu’il avait lui-même ourdi12explicationM. E. Rogers, dans son ouvrage Domestic life in Palestine, rapporte la même histoire, dont elle dit qu’elle est fréquemment racontée par les Arabes pour expliquer l’apparition des crocodiles dans le fleuve Nhar Zurka, littéralement « le fleuve aux crocodiles » (Rogers 1865, 869-870)..
4. [π] Plin. nat.8, 90
[ρ] TC
[ς] Plin. nat.8, 92
[σ] Plin. nat.8, 93
[τ] Plin. nat.8, 94
[π] Lorsque cette bête, selon Pline, est rassasiée de poissons et s’abandonne au sommeil sur la rive, la gueule encore pleine de nourriture, un petit oiseau qu’on appelle là-bas trochilos, mais en Italie « roi des oiseaux », l’invite à ouvrir la gueule pour y chercher à manger. Il lui râcle d’abord la gueule, puis les dents, puis l’intérieur du gosier, et enfin le monstre avale l’oiseau qui s’est introduit comme un trait dans sa gueule.13explicationCe dénouement inattendu, rappelant une indication donnée en début de chapitre, vient d’une erreur dans la compréhension ou la transmission de Pline, selon lequel c’est l’ichneumon qui profite de la présence du trochile pour se glisser dans la gorge du crocodile endormi et lui dévorer le ventre (aluom, terme confondu avec auem) : « Quand <le crocodile> est rassasié de poisson et s’adonne au sommeil, la gueule toujours pleine de restes de nourriture, un petit oiseau, qu’on appelle là-bas trochilos, et “roi des oiseaux” en Italie, l’incite à ouvrir la gueule pour qu’il puisse se nourrir ; en sautillant, l’oiseau lui nettoie d’abord l’ouverture de la gueule, puis les dents, puis le fond de la gorge, le crocodile ouvrant la gueule le plus largement possible pour bénéficier du plaisir de ce nettoyage. Mais quand l’ichneumon le voit savourer ce plaisir, alourdi de sommeil, il s’introduit comme une flèche dans sa gorge et lui dévore le ventre ».[ρ] Mais à quoi bon manger un si petit oiseau, quand on est une si grosse bête ? C’est simplement que l’occasion fait le larron. Sur ce point, le crocodile est l’image des princes injustes : sa gueule représente les traîtres sans scrupules qui portent la paix dans leurs discours et la malice dans leur cœur ; ses dents représentent les fermiers qui dépouillent les pauvres ; et son gosier, les conseillers privés. Un pauvre paysan vient parfois vers tous ces hommes ; il demande le gouvernement d’une ferme, et en corrompant tous ces personnages par des dons et des promesses, qu’il fait sur ses propres fonds, il obtient l’accord. Mais dès qu’il croit avoir obtenu satisfaction, on le dépouille non seulement des biens dont il s’est emparé, mais aussi de tous ses biens propres. [ς] Il existe, autour des rives du Nil, un peuple qui est l’ennemi et l’adversaire naturel de cette bête ; on appelle ces hommes Tyntiri d’après le nom de l’île qu’ils habitent14explicationCf. Plin. nat. 8, 92-93. Il s’agit des Pygmées. Dans l’iconographie antique (fresques pompéiennes, mosaïques nilotiques), les Pygmées sont souvent représentés en train d’attaquer crocodiles et hippopotames.. Ils sont de petite taille, mais déploient un grand courage contre ces bêtes. [σ] Ils sont les seuls à oser se baigner dans les eaux du Nil, où vivent les crocodiles, ils leur sautent sur le dos et les montent comme des chevaux. Ainsi, quand les bêtes ouvrent la gueule, tête en arrière, leur cavalier y glisse un bâton qu’ils tiennent à droite et à gauche comme un mors, et ils les mènent au rivage, captifs ; et en les effrayant de leur seule voix, ils les contraignent à vomir les corps qu’ils ont avalés peu de temps avant. [τ] Certains ont cru que cet animal a une croissance continue, comme l’ours15explicationLa comparaison avec l’ours, qui n’est pas présente dans le passage de Pline sur la croissance continue du crocodile, a peut-être été empruntée par Thomas de Cantimpré à Plin. nat. 8, 128 : Mirum dictu, credit Theophrastus per id tempus coctas quoque ursorum carnes, si adserventur, increscere, « Fait prodigieux à raconter, selon Théophraste, la chair des ours, même cuite, si on la conserve, continue à croître pendant la période de l’hibernation ».

Notes d'identification :

1. Pour désigner le crocodile on peut trouver en latin non seulement cocodrillus mais aussi crocodil(l)us, corcodil(l)us et corcodril(l)us… En français, le terme « crocodile » est un nom vernaculaire désignant treize espèces de crocodiliens appartenant à la famille des Crocodylidae. Dans les notices de Thomas de Cantimpré et d’Albert le Grand, comme chez Pline, Solin et Jacques de Vitry, le mot crocodile désigne le crocodile du Nil (Crocodylus niloticus Laurenti, 1768).

Notes d'explication :

2. On pourrait aussi mentionner Isid. orig. 12, 6, 19-20 : Crocodillus, a croceo colore dictus, gignitur in Nilo, animal quadrupes in terra et aquis valens, longitudine plerumque viginti cubitorum, dentium et unguium inmanitate armatum, tantaque cutis duritia ut quamvis fortium ictus lapidum tergo repercutiat. Nocte in aquis, die humi quiescit. Ova in terra fovet: masculus et femina vices servant. Hunc pisces quidam serratam habentes cristam tenera ventrium desecantes interimunt. Solus ex animalibus superiorem maxillam movere dicitur.  | 

3. On trouve la même remarque à propos de l’hippopotame dans le chapitre XXIX, De ipothamo. | 

4. La femelle enfouit ses œufs (entre 15 et 100) dans une zone protégée et ensoleillée de la rive et les recouvre de sable. Sans les couver, elle surveille cependant le lieu pour que les œufs ne soient pas déterrés et dévorés par d’autres carnivores. La durée d’incubation oscille entre deux et quatre mois. | 

5. Vingt coudées font approximativement 9 mètres, ce qui est un peu plus grand que la réalité. En effet, le crocodile du Nil peut atteindre 7 mètres. Parmi les crocodiles, c’est l’espèce la plus grande après le crocodile marin. | 

6. Les crocodiles ont bien une langue, mais elle est immobile, soudée au plancher buccal. | 

7. Les oreilles du crocodile existent bien, mais elles sont situées sur le sommet de la tête et non sur les côtés comme on pourrait le croire en lisant cette phrase. | 

8. Cette affirmation, erronée, provient d’Hérodote (Hdt. II, 68, 13-14) et a été relayée par Arist. PA 691 a 5-6, puis par presque tous les auteurs après lui. | 

9. Cette légende, qui rappelle la ruse du renard narrée dans les bestiaires, est reprise plus bas ; elle peut provenir de Pline (nat. 8, 90), malgré la modification du dénouement. | 

10. La légende des pleurs du crocodile est mentionnée au IXe siècle chez Photios (Photios, Bibliothèque, t. VIII, codices 257–280, Paris, Les Belles Lettres, 1977, p. 93) ; Th. Gautier reprend cette légende dans Le roman de la momie, ch. 14 : «Les crocodiles pleurent quand ils veulent». Il existe une variante selon laquelle le crocodile imite les vagissements d’un enfant pour attirer les hommes et les dévorer. | 

11. Horace évoque ce fond de teint employé par une prostituée (Hor. epod. 12, 10-11 : « et le teint, fardé d’excréments de crocodile »). Cf. aussi Plin. nat 28, 184 : Fimo taurino malas rubescere aiunt, non ut crocodileam inlini melius sit ; foueri frigida et ante et postea iubent, « la bouse de taureau, dit-on, colore le teint, si bien que les onctions de crocodilée ne sont pas plus efficaces ; il faut se laver le visage à l’eau froide avant et après ». | 

12. M. E. Rogers, dans son ouvrage Domestic life in Palestine, rapporte la même histoire, dont elle dit qu’elle est fréquemment racontée par les Arabes pour expliquer l’apparition des crocodiles dans le fleuve Nhar Zurka, littéralement « le fleuve aux crocodiles » (Rogers 1865, 869-870). | 

13. Ce dénouement inattendu, rappelant une indication donnée en début de chapitre, vient d’une erreur dans la compréhension ou la transmission de Pline, selon lequel c’est l’ichneumon qui profite de la présence du trochile pour se glisser dans la gorge du crocodile endormi et lui dévorer le ventre (aluom, terme confondu avec auem) : « Quand <le crocodile> est rassasié de poisson et s’adonne au sommeil, la gueule toujours pleine de restes de nourriture, un petit oiseau, qu’on appelle là-bas trochilos, et “roi des oiseaux” en Italie, l’incite à ouvrir la gueule pour qu’il puisse se nourrir ; en sautillant, l’oiseau lui nettoie d’abord l’ouverture de la gueule, puis les dents, puis le fond de la gorge, le crocodile ouvrant la gueule le plus largement possible pour bénéficier du plaisir de ce nettoyage. Mais quand l’ichneumon le voit savourer ce plaisir, alourdi de sommeil, il s’introduit comme une flèche dans sa gorge et lui dévore le ventre ». | 

14. Cf. Plin. nat. 8, 92-93. Il s’agit des Pygmées. Dans l’iconographie antique (fresques pompéiennes, mosaïques nilotiques), les Pygmées sont souvent représentés en train d’attaquer crocodiles et hippopotames. | 

15. La comparaison avec l’ours, qui n’est pas présente dans le passage de Pline sur la croissance continue du crocodile, a peut-être été empruntée par Thomas de Cantimpré à Plin. nat. 8, 128 : Mirum dictu, credit Theophrastus per id tempus coctas quoque ursorum carnes, si adserventur, increscere, « Fait prodigieux à raconter, selon Théophraste, la chair des ours, même cuite, si on la conserve, continue à croître pendant la période de l’hibernation ».