Fichier nativement numérique.
Édité et traduit par Brigitte Gauvin ; Catherine Jacquemard ; Marie-Agnès Lucas-Avenel.XXIII. De carpera [la carpe1identificationLe poisson désigné sous l’appellation carpera est la carpe commune (Cyprinus carpio Linné, 1758). La notice de Thomas de Cantimpré constitue, avec le passage parallèle d’Albert le Grand (AM, 24, 26 (20)), l’une des plus anciennes attestations de l’élevage des carpes en Europe et compte parmi les documents précieux qui nous renseignent sur l’histoire controversée de l’introduction de la carpe en Europe de l’Ouest. S’il est communément admis que la carpe est restée jusqu’à une date récente confinée au bassin des moyen et bas Danube, la chronologie et les modalités de son introduction en Europe de l’Ouest et de sa domestication font l’objet de discussions serrées. Certains, comme Balon 1995, 23-29, plaident pour une datation haute et font des Romains les artisans de la domestication de la carpe et de son introduction, dès les Ier et IIe siècles, dans le Norique, la Rhétie et la Germanie ou à Rome même, à partir de leurs établissements de Pannonie et de Dacie. Mais les faits avérés résistent à une telle hypothèse et l’interprétation qu’en propose Hoffmann 1995, 71-74 et 83-85, avec une chronologie beaucoup plus tardive semble plus réaliste. En effet, si Aristote évoque à plusieurs reprises sous le nom de κυπρῖνος un poisson qu’on identifie traditionnellement depuis les traités d’ichtyologie de la Renaissance comme la carpe, Pline ne mentionne que dans deux rapides remarques un poisson qu’il appelle le cyprin, cyprinus, et, dans les deux cas, c’est sous l’autorité d’Aristote : [pariunt] cyprini sexiens (Plin. nat. 9, 162, d’après Arist. HA 568 a 16, « le cyprin fraie six fois dans l’année ») ; hoc et in mari accidere cyprino putant (Plin. nat. 9, 58, d’après Arist. HA 602 b 23, « le cyprin peut souffrir d’insolation ou être commotionné par la foudre comme le silure »). Pline ajoute à l’observation d’Aristote une précision malencontreuse, in mari, qui fait du cyprin, toujours fluviatile chez Aristote, une carpe de mer bien difficile à identifier (voir De Saint-Denis 1947, 30-31). On ne rencontre aucune autre mention ni description chez les auteurs latins d’un poisson qui pourrait être la carpe (Ausone, par exemple, au IVe siècle, ne la cite pas parmi les poissons de la Moselle). La plus ancienne attestation du nom de la carpe en latin, carpa, se trouve donc chez Cassiodore, qui l’évoque précisément, au début du VIe siècle, comme un poisson du Danube : Destinet carpam Danuvius (Cass. var. 12, 4, 1) et qui emploie pour la désigner, non le terme classique cyprinus, mais un terme d’emprunt, sans doute au gothique. Aucun des auteurs médiévaux qui citent la carpe et la connaissent n’a fait le rapprochement avec le cyprinus classique. Sensible au silence des auteurs latins de l’Antiquité sur la carpe et conjuguant témoignages littéraires et archéologiques, Hoffmann propose donc de distinguer trois phases dans la diffusion de la carpe en Europe. À la période romaine, la carpe nourrit les populations installées dans le bassin du Danube, mais on ne l’élève pas ; elle reste confinée à son habitat d’origine et ne suscite pas autrement l’intérêt du monde latin. En revanche, entre le VIIe et le XIe siècle, mais surtout au XIe siècle, la carpe serait lentement passée du bassin du Danube aux affluents du moyen Rhin. Jusqu’à la fin du XIe siècle, rien n’indique qu’elle ait été domestiquée : les témoignages littéraires sur la carpe restent rares. Au début du XIIe siècle encore, Alexandre Neckam passe sous silence la carpe dans son évocation des animaux aquatiques, ce qui laisse à penser que la carpe était ignorée au nord de la France. Mais du XIIe siècle au début du XIVe, la carpe gagne les cours de la Meuse et du Rhin et, de là, le Bassin parisien et la Bourgogne. C’est alors une émergence soudaine de la carpe dans une documentation variée : réglementations sur la pêche et l’élevage, recueils encyclopédiques ou littérature culinaire… Pour la première fois, on trouve des allusions précises à l’élevage de la carpe. Au cours d’une troisième étape, au milieu du XIVe siècle, la carpe se serait largement répandue vers le sud-ouest de la France et vers le nord, jusqu’en Angleterre et en Scandinavie ; elle n’aurait atteint l’Italie qu’à la fin du Moyen Âge. La citation de Thomas de Cantimpré est donc caractéristique de la phase d’accélération qu’a connue l’acclimatation de la carpe en Europe aux XIIe et XIIIe siècles.]
[α] La carpe (carpo ou carpera)2traductionThomas de Cantimpré mentionne l’existence d’un doublon carpo et carpera dont le français n’a pas l’équivalent. Nous avons donc réduit le texte, dans sa traduction, à la seule appelation « carpe »., à ce qu’en dit le Livre de la nature, passe pour tirer son nom de sa nature. Elle mérite en effet son nom de carpe car elle se reproduit par ingestion3traductionLe rapprochement étymologique supposé ici entre carpera (« carpe ») et carpens (« en ingérant ») n’est pas transposable dans la traduction française.. C’est un poisson des étangs et des rivières avec de larges écailles qu’on dirait dorées. Quand ce poisson, guidé par son instinct, sent que ses œufs, dans son ventre, sont prêts à être fécondés, il va trouver le poisson mâle et, des lèvres, en lui donnant de légers coups, il lui signifie de l’aider à se reproduire. Le mâle, comprenant son comportement, expulse alors le lait qui constitue sa semence. La femelle recueille dans sa bouche le liquide émis et elle pond aussitôt des œufs qui donneront naissance à des petits. Car la femelle ne peut pas pondre d’œufs si elle n’a pas auparavant recueilli la semence. Or la semence qui a été recueillie semble aider non seulement à la ponte, mais aussi à la conception et à la formation des œufs dont on espère une descendance l’année suivante4explicationCes informations sont obscures, mais peuvent être l’écho déformé d’une certaine réalité. La parade amoureuse chez les carpes est bruyante et tapageuse, les mâles se couvrent d’excroissances cutanées et, au moment de lancer leur laitance, battent l’eau de leur queue et font un bruit remarquable (voir Cuvier & Valenciennes 1828-1849, t. 16, 39). Par ailleurs, les femelles pondent leurs œufs en plusieurs fois avec des intervalles d’une semaine environ et le poids des ovules peut dépasser le tiers du poids de la mère. La notice de Thomas de Cantimpré ne doit rien à la tradition classique et les lecteurs médiévaux d’Aristote n’ont pas reconnu la carpe qu’ils connaissaient dans les descriptions du poisson appelé kokoneoz dans la traduction de Michel Scot. Les indications sur la reproduction de la carpe ne recoupent donc pas les renseignements délivrés par Aristote à ce sujet.. Chez le petit de la carpe, il arrive parfois, la première année de son existence, qu’un petit ver noir infectieux se loge derrière les ouïes – le plus souvent après le mois d’août –, et que l’infection provoquée entraîne la mort5explicationLes carpes sont victimes de parasites externes dont les blessures sont facteurs d’infection : des petits crustacés comme l’ergasilus ou l’argulus, des vers, comme le lernea, ou encore des sangsues, comme la piscicola geometra, ou encore la clepsine, qui s’attaque particulièrement aux alevins de la carpe.. Le remède à cela, c’est une eau douce et courante. Les petits de la carpe naissent en eau peu profonde. Selon une opinion très répandue, si on dispose de petites fosses de neuf ou dix coudées de longueur, neuves ou récentes, et qu’on place dans chaque fosse deux partenaires, c’est-à-dire un mâle et une femelle, il leur vient des petits. Et il faut bien noter qu’on ne doit déposer les carpes dans les fosses que juste avant la ponte. Mais dès qu’elles ont pondu, on les retire. Et quand les petits, qui sont venus au monde, ont pris des forces, au bout de trois ou quatre mois, ils sont replacés dans des fosses où ils vont grandir avec les adultes6explicationLa carpe est si prolifique – une grosse carpe peut pondre jusqu’à 600 000 œufs – que le nombre des alevins peut nuire à la croissance des petites carpes. L’éleveur doit retirer les alevins et ne laisser qu’une quantité convenable de petites carpes dans les aleviniers (Cuvier & Valenciennes 1828-1849, t. 16, 39-40). Les pratiques décrites par Thomas de Cantimpré sont encore en usage aujourd’hui (Muus et Dahlström 2003, 201-202).. On prétend que le cerveau des carpes croît et décroît selon l’augmentation et la diminution de la lune ; et bien que ce soit vrai chez tous les poissons, c’est cependant plus net chez la carpe, comme, au dire de certains, chez le loup et le chien, parmi les quadrupèdes.
[β] La carpe est un poisson plein d’astuce lorsqu’ il veut sortir du filet où il va être attrapé. En effet, quand il est entré dans un filet, il en fait le tour à la recherche d’un trou. Et s’il n’en trouve pas, il s’efforce de bondir dans les airs au-dessus du filet pour retomber à l’extérieur. S’il n’y réussit pas, il cherche un passage sous le filet ; et s’il échoue par là aussi, il agrippe de l’herbe au fond de l’eau, pour éviter le filet à son passage7traductionNous traduisons le texte après avoir corrigé elidatur en eludatur, qui semble plus satisfaisant.. Et si, parfois, il ne réussit pas non plus de cette façon, il tente ce dernier recours : il prend son élan depuis la surface et s’enfonce avec assez de force la tête dans la vase, pour qu’ainsi le filet passe le long de sa queue et manque sa prise. Il y a donc cinq manières dont l’astucieux poisson tente de s’échapper8explicationLa combativité et l’habileté de la carpe pour échapper à la prise sont réelles et sont communément évoquées dans la littérature ichtyologique. La carpe est, en effet, connue pour ses bonds considérables au-dessus des obstacles et pour l’adresse qu’elle déploie afin de se soustraire aux filets : Cuvier & Valenciennes 1828-1849, t. 16, 40 notent, comme ici, que la carpe enfonce sa tête dans la vase quand elle sent qu’on traîne le filet dans l’eau et qu’elle laisse ainsi passer la nappe de mailles au-dessus d’elle.. Il représente l’astuce aux cinq facettes9traductionL’expression astutia quinque partita est obscure et nous ignorons à quoi elle renvoie précisément. dont usent les hommes pleins de malice chaque fois qu’ils cherchent des subterfuges pour ne pas se laisser prendre aux filets du verbe divin. Nous laissons au lecteur savant le soin d’exposer ces cinq parties.
Notes d'identification :
1. Le poisson désigné sous l’appellation carpera est la carpe commune (Cyprinus carpio Linné, 1758). La notice de Thomas de Cantimpré constitue, avec le passage parallèle d’Albert le Grand (AM, 24, 26 (20)), l’une des plus anciennes attestations de l’élevage des carpes en Europe et compte parmi les documents précieux qui nous renseignent sur l’histoire controversée de l’introduction de la carpe en Europe de l’Ouest. S’il est communément admis que la carpe est restée jusqu’à une date récente confinée au bassin des moyen et bas Danube, la chronologie et les modalités de son introduction en Europe de l’Ouest et de sa domestication font l’objet de discussions serrées. Certains, comme Balon 1995, 23-29, plaident pour une datation haute et font des Romains les artisans de la domestication de la carpe et de son introduction, dès les Ier et IIe siècles, dans le Norique, la Rhétie et la Germanie ou à Rome même, à partir de leurs établissements de Pannonie et de Dacie. Mais les faits avérés résistent à une telle hypothèse et l’interprétation qu’en propose Hoffmann 1995, 71-74 et 83-85, avec une chronologie beaucoup plus tardive semble plus réaliste. En effet, si Aristote évoque à plusieurs reprises sous le nom de κυπρῖνος un poisson qu’on identifie traditionnellement depuis les traités d’ichtyologie de la Renaissance comme la carpe, Pline ne mentionne que dans deux rapides remarques un poisson qu’il appelle le cyprin, cyprinus, et, dans les deux cas, c’est sous l’autorité d’Aristote : [pariunt] cyprini sexiens (Plin. nat. 9, 162, d’après Arist. HA 568 a 16, « le cyprin fraie six fois dans l’année ») ; hoc et in mari accidere cyprino putant (Plin. nat. 9, 58, d’après Arist. HA 602 b 23, « le cyprin peut souffrir d’insolation ou être commotionné par la foudre comme le silure »). Pline ajoute à l’observation d’Aristote une précision malencontreuse, in mari, qui fait du cyprin, toujours fluviatile chez Aristote, une carpe de mer bien difficile à identifier (voir De Saint-Denis 1947, 30-31). On ne rencontre aucune autre mention ni description chez les auteurs latins d’un poisson qui pourrait être la carpe (Ausone, par exemple, au IVe siècle, ne la cite pas parmi les poissons de la Moselle). La plus ancienne attestation du nom de la carpe en latin, carpa, se trouve donc chez Cassiodore, qui l’évoque précisément, au début du VIe siècle, comme un poisson du Danube : Destinet carpam Danuvius (Cass. var. 12, 4, 1) et qui emploie pour la désigner, non le terme classique cyprinus, mais un terme d’emprunt, sans doute au gothique. Aucun des auteurs médiévaux qui citent la carpe et la connaissent n’a fait le rapprochement avec le cyprinus classique. Sensible au silence des auteurs latins de l’Antiquité sur la carpe et conjuguant témoignages littéraires et archéologiques, Hoffmann propose donc de distinguer trois phases dans la diffusion de la carpe en Europe. À la période romaine, la carpe nourrit les populations installées dans le bassin du Danube, mais on ne l’élève pas ; elle reste confinée à son habitat d’origine et ne suscite pas autrement l’intérêt du monde latin. En revanche, entre le VIIe et le XIe siècle, mais surtout au XIe siècle, la carpe serait lentement passée du bassin du Danube aux affluents du moyen Rhin. Jusqu’à la fin du XIe siècle, rien n’indique qu’elle ait été domestiquée : les témoignages littéraires sur la carpe restent rares. Au début du XIIe siècle encore, Alexandre Neckam passe sous silence la carpe dans son évocation des animaux aquatiques, ce qui laisse à penser que la carpe était ignorée au nord de la France. Mais du XIIe siècle au début du XIVe, la carpe gagne les cours de la Meuse et du Rhin et, de là, le Bassin parisien et la Bourgogne. C’est alors une émergence soudaine de la carpe dans une documentation variée : réglementations sur la pêche et l’élevage, recueils encyclopédiques ou littérature culinaire… Pour la première fois, on trouve des allusions précises à l’élevage de la carpe. Au cours d’une troisième étape, au milieu du XIVe siècle, la carpe se serait largement répandue vers le sud-ouest de la France et vers le nord, jusqu’en Angleterre et en Scandinavie ; elle n’aurait atteint l’Italie qu’à la fin du Moyen Âge. La citation de Thomas de Cantimpré est donc caractéristique de la phase d’accélération qu’a connue l’acclimatation de la carpe en Europe aux XIIe et XIIIe siècles.
Notes d'explication :
4. Ces informations sont obscures, mais peuvent être l’écho déformé d’une certaine réalité. La parade amoureuse chez les carpes est bruyante et tapageuse, les mâles se couvrent d’excroissances cutanées et, au moment de lancer leur laitance, battent l’eau de leur queue et font un bruit remarquable (voir Cuvier & Valenciennes 1828-1849, t. 16, 39). Par ailleurs, les femelles pondent leurs œufs en plusieurs fois avec des intervalles d’une semaine environ et le poids des ovules peut dépasser le tiers du poids de la mère. La notice de Thomas de Cantimpré ne doit rien à la tradition classique et les lecteurs médiévaux d’Aristote n’ont pas reconnu la carpe qu’ils connaissaient dans les descriptions du poisson appelé kokoneoz dans la traduction de Michel Scot. Les indications sur la reproduction de la carpe ne recoupent donc pas les renseignements délivrés par Aristote à ce sujet. |
5. Les carpes sont victimes de parasites externes dont les blessures sont facteurs d’infection : des petits crustacés comme l’ergasilus ou l’argulus, des vers, comme le lernea, ou encore des sangsues, comme la piscicola geometra, ou encore la clepsine, qui s’attaque particulièrement aux alevins de la carpe. |
6. La carpe est si prolifique – une grosse carpe peut pondre jusqu’à 600 000 œufs – que le nombre des alevins peut nuire à la croissance des petites carpes. L’éleveur doit retirer les alevins et ne laisser qu’une quantité convenable de petites carpes dans les aleviniers (Cuvier & Valenciennes 1828-1849, t. 16, 39-40). Les pratiques décrites par Thomas de Cantimpré sont encore en usage aujourd’hui (Muus et Dahlström 2003, 201-202). |
8. La combativité et l’habileté de la carpe pour échapper à la prise sont réelles et sont communément évoquées dans la littérature ichtyologique. La carpe est, en effet, connue pour ses bonds considérables au-dessus des obstacles et pour l’adresse qu’elle déploie afin de se soustraire aux filets : Cuvier & Valenciennes 1828-1849, t. 16, 40 notent, comme ici, que la carpe enfonce sa tête dans la vase quand elle sent qu’on traîne le filet dans l’eau et qu’elle laisse ainsi passer la nappe de mailles au-dessus d’elle.
Notes de traduction :
2. Thomas de Cantimpré mentionne l’existence d’un doublon carpo et carpera dont le français n’a pas l’équivalent. Nous avons donc réduit le texte, dans sa traduction, à la seule appelation « carpe ». |
3. Le rapprochement étymologique supposé ici entre carpera (« carpe ») et carpens (« en ingérant ») n’est pas transposable dans la traduction française. |
7. Nous traduisons le texte après avoir corrigé elidatur en eludatur, qui semble plus satisfaisant. |
9. L’expression astutia quinque partita est obscure et nous ignorons à quoi elle renvoie précisément.