CopierCopier dans le presse-papierPour indiquer l’adresse de consultation« Albert Le Grand - Les animaux — Livre XXIV. Les animaux aquatiques.  », in Bibliothèque Ichtya, état du texte au 21/11/2024. [En ligne : ]
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Édité et traduit par Brigitte Gauvin.

<Prologue>

2. Nous avons déjà parlé, dans les livres précédents, des animaux volants qui, dans la catégorie des animaux, paraissent plus achevés que les animaux qui nagent. Il est donc logique de passer, dans le livre qui s’ouvre, aux animaux qui nagent. Bien que nous ayons beaucoup parlé de leur nature, aussi bien en général qu’en particulier, je dois cependant encore ajouter un certain nombre de choses, d’abord sur le plan général, puis en particulier. En effet, bien que cet ouvrage ne soit pas un ouvrage de philosophie, comme nous l’avons dit dans ce qui précède, et parce que dans de tels domaines on répète souvent la même chose, ce livre enrichira les esprits ignorants : les animaux aquatiques sont présentés ici avec leurs noms particuliers ; on comprend le sens des noms exposés dans ce qui précède quand les animaux sont décrits chacun avec ses propriétés.
3. Dans les généralités donc, nous pouvons dire des animaux aquatiques qu’ils sont de nature humide, ce que montrent à la fois leur lieu de vie et leur nourriture. En effet, chaque être vivant mène son existence en un lieu qui correspond à sa nature et se nourrit d’aliments de la même nature que la sienne, selon les principes innés. Il est clair aussi que de tels animaux sont froids, ce qu’indique, chez la plupart d’entre eux, le fait qu’ils n’aient pas de sang ou qu’ils en aient peu. Ils sont peu nombreux à posséder un cou, une verge, une vulve ou des mamelles : ceux d’entre eux qui mettent au monde des petits semblables à eux-mêmes, qui sortent de leur ventre, ont des cônes mamillaires situés près des organes génitaux, des verges et des vulves ; ces organes cependant ne saillent pas à l’extérieur mais ces animaux ont un pénis interne et le font saillir au moment du coït, comme le dauphin ou le cète. Et les mamelles sont des cônes que desservent, venant du corps, des canaux lactifères jouant le rôle de la veine épigastrique inférieure. Et on n’a jamais vu aucun animal aquatique s’unir contre nature ; et jamais un animal aquatique ne cherche à s’unir avec un animal qui n’appartiendrait pas à son espèce. Quand ils se reproduisent, ils se frottent le ventre ; ou alors la femelle nage devant, déposant çà et là ses œufs, et le mâle la suit et répand sa semence sur eux. Cela fait que de très nombreux œufs périssent, soit parce qu’ils ne sont pas expulsés du ventre lors du frottement, soit parce qu’ils sont expulsés de manière telle que la semence du mâle ne les atteint pas. C’est pour cette raison que le nombre des poissons n’est pas excessif au-delà de toute mesure, alors que le nombre des œufs d’un poisson semble dépasser toute multitude. Lors de la ponte, les grands poissons pondent sur les pierres ou dans la vase, les petits, sur les racines des plantes aquatiques. Cependant, tous les poissons de mer partagent cette particularité, à savoir qu’ils pondent plus volontiers aux embouchures des fleuves, où s’écoulent les eaux douces, à cause de l’afflux de nourriture et de la douceur de l’eau. Dans de nombreuses espèces, les animaux aquatiques montent la garde près de leurs œufs, afin qu’ils ne soient pas dévorés par d’autres animaux, pour la raison suivante : bien que les animaux aquatiques dévorent même ceux de leur espèce, notamment les poissons de mer (à l’exception du mulet parce que, selon Aristote, il n’est pas carnivore ; et des pêcheurs m’ont dit qu’ils avaient observé la même chose en rivière à propos du barbeau), ils épargnent cependant leurs petits jusqu’à ce qu’ils aient atteint l’âge adulte, à cause du désir inné qu’ils possèdent de préserver leur espèce.
4. On sait par ailleurs que tous les animaux aquatiques dorment peu et les yeux ouverts, parce qu’ils n’ont pas de paupières mais des yeux durs, et qu’ils ne bougent pas quand ils dorment, faisant juste de légers mouvements de queue. Cela est dû à la froideur de leur organe de digestion, froideur qui fait que peu de vapeur remonte vers la tête.
5. Ensuite, comme ils habitent les profondeurs, les rives et les côtes, les chairs de ceux qui habitent à proximité des rivages sont plus fermes, plus sèches et donc plus saines. Les chairs de ceux qui vivent dans les profondeurs sont plus humides et molles, à l’exception des animaux très gros et de nature terrestre comme ceux que certains appellent « monstres marins ». On sait que tous les poissons avant de frayer errent à la recherche d’un lieu qui convienne à la ponte, et au moment de la ponte ils se déplacent par couple parce qu’il faut un mâle et une femelle pour la fécondation.
6. Les poissons larges, parce qu’ils sont humides et flegmatiques, engraissent davantage quand l’Auster souffle ; et les poissons longs engraissent mieux quand souffle le vent du nord. Et c’est très certainement parce que l’Auster, par une similitude de nature, augmente l’humidité chez les poissons larges, la fluidifie par sa chaleur et la transmet aux membres, tandis qu’il désagrège, par sa chaleur, les poissons longs, qui sont naturellement chauds, alors que Borée les consolide. Et alors, l’humidité qui circule en eux exhalant de la vapeur, elle les emplit et les fait engraisser4explicationCe passage difficile à comprendre est un développement d’Albert le Grand sur la traduction de Michel Scot selon lequel les poissons longs grossissent par vent de nord, et les poissons larges par vent du sud. Michel Scot lui-même glosait Arist. HA 602 a 23-25, qui affirme simplement que les gros poissons engraissent quand souffle le vent du Nord.. L’humidité de ce genre est cause que chez de nombreux poissons les femelles sont plus grandes que les mâles. Et pour certains, à ce que dit Pline, la chaleur entraîne une telle légèreté qu’ils ne resteraient pas immergés s’il n’y avait pas le poids de leurs énormes têtes.
7. La dureté de leurs yeux fait qu’ils y voient mal. Pour cette raison, ils ne distinguent pas les couleurs, à l’exception des plus marquées, et dans les teintes intermédiaires ils ne voient que les couleurs éclatantes comme le rouge écarlate et le jaune d’or ; et pour cette raison, les plus habiles parmi les pêcheurs, lorsqu’ils pêchent, ne revêtent pas ces couleurs. C’est aussi à cause de cela qu’on attrape mieux les poissons pendant la nuit, et plus encore à l’aurore, parce que c’est à la fois le moment où ils voient le moins bien et celui où ils cherchent leur nourriture. C’est aussi la raison pour laquelle on les attrape plus facilement en eau trouble qu’en eau claire, car ils distinguent moins les filets. Quand ces animaux sont adultes, ils sont plus dégoûtés par les vieilles claies imprégnées de l’odeur du poisson et, de la même manière, par les vieux filets, que par les neufs, et ils s’en écartent davantage. Mais au contraire, si on imprègne le matériel de pêche de l’odeur de l’appât qu’ils aiment, on les prendra plus facilement avec celui-ci qu’avec n’importe quel autre. C’est pour cette raison que l’huile et le soufre causent la mort de presque toutes les espèces de poissons, et pour eux l’odeur est toxique de la même manière que la saveur.
8. De plus, comme toute nature aime ce qui lui est semblable à moins qu’elle n’ait subi une déformation, à ce que dit Galien, les poissons souffrent de la sécheresse, tandis que les oiseaux s’en réjouissent ; et, au contraire, la pluie est profitable aux poissons tandis qu’elle afflige les oiseaux. Cependant, lorsque le froid est excessif pour leur constitution, une pierre se forme parfois dans la moelle de leur tête et ils meurent plus vite par le froid de l’hiver.
9. La reproduction des poissons s’effectue selon des modalités très différentes. Certains se reproduisent par coït, certains tout seuls, certains à partir de l’écume, certains à partir de la vase en décomposition, et d’autres encore différemment, comme on l’a vu clairement dans nos livres précédents. De là vient qu’il existe dans les profondeurs de la mer de nombreuses espèces de poissons et de coquillages que nous ne connaissons pas.
10. Pour les poissons qui ont une peau ou des écailles, le degré de dureté ou de tendreté de celles-ci permet de connaître leur âge. Et tous ceux de ce genre ont des branchies par lesquelles ils rejettent l’eau qu’ils ont absorbée, qu’ils reçoivent pour se rafraîchir comme les êtres qui respirent absorbent l’air. Et il est admirable que le poisson de mer se nourrisse d’eau douce qu’il absorbe à partir de l’eau salée. Et si on le cuit dans l’eau salée, on ne le trouve pas salé <à la fin> parce que sa chair est faite pour attirer l’eau douce. Néanmoins, le poisson d’eau douce suce l’eau salée parce qu’il ne peut pas séparer l’eau douce et l’eau salée ; et quand on le cuit dans de l’eau salée, on le trouve salé <à la fin>. La cause en est que le poisson d’eau salée recherche l’eau douce, et que le poisson d’eau douce suce l’eau salée.
11. Les organes internes qui génèrent et conservent l’humeur, comme le foie chez certains d’entre eux, sont rendus si gras par l’onctuosité qu’ils accumulent et qu’ils deviennent un combustible. Ce qui le montre, c’est que si on frotte un chiffon ou un morceau de bois avec le foie d’un poisson de mer, il brûle comme s’il était enduit d’huile. Pour cette raison, les poissons viennent à la surface quand il pleut doucement, parce qu’ils recherchent la douceur de l’eau de pluie, surtout quand tombe cette manne que constituent la rosée et la pluie, parce que cela les fait bien engraisser. Mais ils fuient les tempêtes parce qu’ils sont alors violemment ballottés, et ils recherchent les eaux calmes. Ce qui le montre, c’est que les pêcheurs creusent des fosses près des rives et des côtes, dans lesquelles l’eau s’accumule et reste calme, et ils y plantent des piquets pour qu’elle soit plus calme encore, et parfois ils les plantent dans le flux même de l’eau, afin d’y capturer les poissons venus chercher le calme parmi ceux-ci.
12. Quant au fait que certains prétendent que tous les poissons conviennent pour la nourriture, c’est faux, comme le montre clairement l’exemple du poisson paralysant dont la nature est si froide et si toxique qu’il ôte le sens et la vie si on le touche trop longtemps.
13. Voilà donc les généralités que j’ai énoncées sur les poissons ; mais il faut noter pour finir que nous ne distinguons pas, dans ces pages, les poissons de mer des poissons d’eau douce, ni même les poissons de mer entre eux, parce que ce que nous avons dit dans les livres précédents suffit pour cela ; mais nous allons aborder tous les animaux aquatiques selon l’ordre alphabétique, comme nous l’avons fait pour les animaux qui marchent et ceux qui volent.

Notes d'explication :

4. Ce passage difficile à comprendre est un développement d’Albert le Grand sur la traduction de Michel Scot selon lequel les poissons longs grossissent par vent de nord, et les poissons larges par vent du sud. Michel Scot lui-même glosait Arist. HA 602 a 23-25, qui affirme simplement que les gros poissons engraissent quand souffle le vent du Nord.