CopierCopier dans le presse-papierPour indiquer l’adresse de consultation« Albert Le Grand - Les animaux — Livre XXIV. Les animaux aquatiques.  », in Bibliothèque Ichtya, état du texte au 21/11/2024. [En ligne : ]
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Édité et traduit par Brigitte Gauvin.

<Cocodrillus [le crocodile1identificationPour désigner le crocodile (Crocodylus niloticus Laurenti, 1768), on peut trouver en latin non seulement le terme cocodrillus mais aussi crocodil(l)us, corcodil(l)us et corcodril(l)us… En français, le terme crocodile est un nom vernaculaire désignant treize espèces de crocodiliens appartenant à la famille des Crocodylidae. Dans les notices de Thomas de Cantimpré et d’Albert le Grand, comme chez Pline, Solin et Jacques de Vitry, le saurien dont il est question est le crocodile du Nil.]>

Source : TC, De cocodrillo (6, 7).
Lieux parallèles : VB, De crocodilo (17, 106), Item de eodem (17, 107), De medicinis ex crocodilo (17, 108) ; HS, Cocodrillus (4, 25).
2. [] AM
[α] JV Or.885sources« Le crocodile est un animal quadrupède qui naît sur terre : cependant il vit aussi bien dans les fleuves que sur terre et il est aussi fort dans l’eau que sur terre. Dans la journée il se repose très souvent à terre, la nuit, dans les flots : il a des œufs semblables aux œufs d’oie, qu’il pond à terre. […] La plupart du temps les crocodiles atteignent vingt coudées de long, il n’ont pas de langue, leur mâchoire supérieure est mobile, ils causent des morsures redoutables et profondes […] Ils sont protégés par une peau très dure semblable à un bouclier ».
[β] AM
[γ] JV + autre ?
32. Le crocodile fait partie des animaux aquatiques ; il a en toute chose l’aspect d’un lézard, si ce n’est qu’il n’a pas une queue aussi ronde, qu’il a des écailles proéminentes sur la queue2explicationSur le dos, les écailles du crocodile du Nil sont carénées, proéminentes et disposées en crêtes longitudinales, et qu’il atteint jusqu’à vingt coudées3explication8,80 m environ. Ce chiffre est plus grand que la réalité. Le mâle adulte peut atteindre 6 mètres, mais la moyenne est de 4 mètres. à l’âge adulte ; mais personnellement j’en ai vu deux, et l’un mesurait seize pieds, l’autre dix-huit4explicationRespectivement 4,80 m et 5,40 m.. [α] La peau de cet animal est rugueuse et si dure qu’elle le protège à la manière d’un bouclier. La nuit, il vit dans l’eau, le jour, il sort sur la rive pour se nourrir et la petite taille de ses pattes le rend paresseux. Il ouvre la gueule jusqu’à l’emplacement des oreilles – s’il avait des oreilles6explicationLes oreilles du crocodile existent bien, mais elles sont situées sur le sommet de la tête et non sur les côtés. ; ses dents sont très dures et il n’a pas de langue7explicationLes crocodiles ont bien une langue, mais elle est immobile, soudée au plancher buccal. ; [β] et bien qu’il existe de nombreux genres de crocodiles, tous ont la mâchoire inférieure articulée8explicationCette précision est intéressante, car Albert le Grand s’inscrit en faux contre tous les savants qui ont écrit sur le sujet, depuis Hérodote, le responsable de l’ affirmation selon laquelle le crocodile est le seul animal à avoir la mâchoire supérieure mobile (Hdt. II, 68, 13-14) jusqu’à Thomas de Cantimpré, en passant par Aristote (Arist. PA 691 a 5-6 ; HA 492 b 24 ; 516 a 24), Pline et Jacques de Vitry. Cela semble confirmer qu’il a observé des crocodiles, comme il l’affirme. à l’exception de la tenchea9explicationCe terme, qu’on ne trouve pas ailleurs, et qui n’est pas dans le texte grec d’Aristote, provient sans doute de la traduction de Michel Scot : Arist. HA 503 a 1 : Et omnia […] participant instrumentorum sensuum in lingua preter tenchea, que est in Egypto, quoniam lingua eius similis est lingue quorundam piscium : « Et tous ont des organes sensoriels sur la langue sauf la tenchea, qui est en Égypte, puisque sa langue est semblable à celle des poissons ». Sans doute Michel Scot a-t-il emprunté le terme et l’information à Avicenne, dont il a traduit le De animalibus en latin (Avic. DA, 13) : Et pisces et tenche habent linguam multum latam propter hoc quod sua ora sunt spinosa […] Et lingua de tencha coniungitur cum mandibula superiori, quia mouet illam. Le terme tenchea figure une dizaine de fois dans le De animalibus d’Albert le Grand, soit pour dire que c’est une catégorie de crocodile (1, 93 ; 8, 46 ; 12, 207 ; 14, 56, etc.), soit pour mentionner la particularité de sa mâchoire supérieure mobile (1, 228 ; 12, 207, etc.), soit pour mentionner les particularités de sa langue, inexistante (1, 228) ou particulièrement petite (12, 207) selon les chapitres. Mais Albert ne lui consacre pas de chapitre spécifique dans le livre des poissons ou des serpents.. Et c’est pour cette raison que les morsures de celle-ci sont les plus redoutables10explicationArist. PA 691 a 5-6 explique que les morsures sont plus fortes quand elles sont infligées par la mâchoire supérieure mobile, de même qu’un coup est plus fort s’il est infligé de haut en bas que de bas en haut.. [γ] Il reste étendu au soleil dans une telle immobilité qu’il paraît mort ; et alors il ouvre grand la gueule et de petits oiseaux viennent lui nettoyer les dents ; parfois, refermant la gueule, il les dévore11explicationCette légende, qui rappelle la ruse du renard narrée dans les bestiaires, et qui revient plus loin, a peut-être été empruntée par Thomas de Cantimpré à Plin. nat. 8, 90, malgré la modification du dénouement.. Il s’attaque à tous les animaux, surtout cependant aux bubales. En réponse, le bubale piétine le crocodile sur le sable. Quand il le peut, le crocodile tue aussi des hommes ; mais, à ce que disent certains, il les pleure ensuite12explicationLa légende des pleurs du crocodile est mentionnée au ixe siècle chez Photius (Photius 8, 257–280) ; il existe une variante selon laquelle le crocodile imite les vagissements d’un enfant pour attirer les hommes et les dévorer..
3. [δ] Hor. epod.10, 11-12
[δ] Avec ses excréments, les courtisanes font un onguent grâce auquel elles tendent la peau ridée de leur visage ; mais lorsqu’on se lave le visage, il retrouve sa laideur et les rides qu’il avait auparavant13explicationHorace évoque ce fond de teint employé par une prostituée (Hor. epod. 12, 10-11 : colorque / stercore fucatus crocodili, « et le teint, fardé d’excréments de crocodile »). Cf. aussi Plin. nat 28, 184 : Fimo taurino malas rubescere aiunt, non ut crocodileam inlini melius sit ; foueri frigida et ante et postea iubent, « on dit que la bouse de taureau rend les joues vermeilles, si bien que les onctions de crocodilée ne font pas mieux, et l’on prescrit de se laver à l’eau froide avant et après » (Ernout 1962, 84). Selon Pline, les excréments de crocodile serviraient donc à colorer le teint et non à tendre la peau..
4. [ε] Plin. nat.8, 9014sources« Lorsque le crocodile est rassasié de poissons et qu’il se livre au sommeil sur la rive, la gueule toujours pleine de débris, le petit oiseau qu’on appelle là trochilos, en Italie, roi des oiseaux, l’invite à ouvrir grand la gueule pour y trouver sa nourriture, nettoyant d’abord l’entrée de la gueule, puis les dents et l’intérieur de la gorge, que le crocodile ouvre le plus grand possible pour éprouver le plaisir d’être gratté ; l’ichneumon, voyant le crocodile accablé de sommeil dans cette volupté, pénètre dans sa gorge comme une flèche et lui dévore le ventre ».
[ζ] Plin. nat.8, 92-9315sources« Bien plus, il existe un peuple ennemi de ce monstre dans le Nil même, nommés d’après l’île de Tentyra sur laquelle ils habitent. Ils sont de petite taille mais possèdent une présence d’esprit incroyable, du moins dans cette situation. Ce monstre est terrible contre ceux qui le fuient, mais fuit face à ceux qui le poursuivent. Or ils sont les seuls à oser l’affronter. Bien plus, ils nagent dans le fleuve et, montant sur le dos des crocodiles comme des cavaliers, glissant dans leur gueule, quand ils renversent la tête pour mordre, un bâton, ils en tiennent les extrémités à droite et à gauche de sorte qu’avec ce mors ils les conduisent à terre, captifs ; et en les terrifiant de leur seule voix ils obligent les animaux à vomir les corps de ceux qu’ils ont avalés récemment, pour les enterrer ».
[ε] Ces animaux monstrueux habitent le Nil, ainsi que d’autres fleuves et les fleuves de l’Inde, et quand ils sont rassasiés de poissons, ils posent sur la rive une tête qui semble dormir. L’oiseau qui leur nettoie les dents et qu’ils avalent parfois s’appelle crochilos en grec, regulus en latin. [ζ] Selon Pline, sur une île du Nil, des hommes de petite taille appelés Tyn<ti>ri ont découvert le moyen de sauter, en nageant dans le fleuve, sur le dos de ces animaux monstrueux, de leur passer dans la gueule un enrênement de bois tressé, pour les conduire, captifs16traductionNous traduisons selon le sens, mais on attendrait frenatas et captivas et non frenata et captiva puisque l’adjectif qualifie les beluae et devrait s’accorder avec eas., jusqu’à la rive, et, parfois, de les contraindre à vomir une proie récemment avalée17explicationCf. Plin. nat. 8, 92-93. Il s’agit des Pygmées. Dans l’iconographie antique (fresques pompéiennes, mosaïques nilotiques), les Pygmées sont souvent représentés en train d’attaquer crocodiles et hippopotames..

Notes d'identification :

1. Pour désigner le crocodile (Crocodylus niloticus Laurenti, 1768), on peut trouver en latin non seulement le terme cocodrillus mais aussi crocodil(l)us, corcodil(l)us et corcodril(l)us… En français, le terme crocodile est un nom vernaculaire désignant treize espèces de crocodiliens appartenant à la famille des Crocodylidae. Dans les notices de Thomas de Cantimpré et d’Albert le Grand, comme chez Pline, Solin et Jacques de Vitry, le saurien dont il est question est le crocodile du Nil.

Notes de source :

5. « Le crocodile est un animal quadrupède qui naît sur terre : cependant il vit aussi bien dans les fleuves que sur terre et il est aussi fort dans l’eau que sur terre. Dans la journée il se repose très souvent à terre, la nuit, dans les flots : il a des œufs semblables aux œufs d’oie, qu’il pond à terre. […] La plupart du temps les crocodiles atteignent vingt coudées de long, il n’ont pas de langue, leur mâchoire supérieure est mobile, ils causent des morsures redoutables et profondes […] Ils sont protégés par une peau très dure semblable à un bouclier ». | 

14. « Lorsque le crocodile est rassasié de poissons et qu’il se livre au sommeil sur la rive, la gueule toujours pleine de débris, le petit oiseau qu’on appelle là trochilos, en Italie, roi des oiseaux, l’invite à ouvrir grand la gueule pour y trouver sa nourriture, nettoyant d’abord l’entrée de la gueule, puis les dents et l’intérieur de la gorge, que le crocodile ouvre le plus grand possible pour éprouver le plaisir d’être gratté ; l’ichneumon, voyant le crocodile accablé de sommeil dans cette volupté, pénètre dans sa gorge comme une flèche et lui dévore le ventre ». | 

15. « Bien plus, il existe un peuple ennemi de ce monstre dans le Nil même, nommés d’après l’île de Tentyra sur laquelle ils habitent. Ils sont de petite taille mais possèdent une présence d’esprit incroyable, du moins dans cette situation. Ce monstre est terrible contre ceux qui le fuient, mais fuit face à ceux qui le poursuivent. Or ils sont les seuls à oser l’affronter. Bien plus, ils nagent dans le fleuve et, montant sur le dos des crocodiles comme des cavaliers, glissant dans leur gueule, quand ils renversent la tête pour mordre, un bâton, ils en tiennent les extrémités à droite et à gauche de sorte qu’avec ce mors ils les conduisent à terre, captifs ; et en les terrifiant de leur seule voix ils obligent les animaux à vomir les corps de ceux qu’ils ont avalés récemment, pour les enterrer ».

Notes d'explication :

2. Sur le dos, les écailles du crocodile du Nil sont carénées, proéminentes et disposées en crêtes longitudinales, | 

3. 8,80 m environ. Ce chiffre est plus grand que la réalité. Le mâle adulte peut atteindre 6 mètres, mais la moyenne est de 4 mètres. | 

4. Respectivement 4,80 m et 5,40 m. | 

6. Les oreilles du crocodile existent bien, mais elles sont situées sur le sommet de la tête et non sur les côtés. | 

7. Les crocodiles ont bien une langue, mais elle est immobile, soudée au plancher buccal. | 

8. Cette précision est intéressante, car Albert le Grand s’inscrit en faux contre tous les savants qui ont écrit sur le sujet, depuis Hérodote, le responsable de l’ affirmation selon laquelle le crocodile est le seul animal à avoir la mâchoire supérieure mobile (Hdt. II, 68, 13-14) jusqu’à Thomas de Cantimpré, en passant par Aristote (Arist. PA 691 a 5-6 ; HA 492 b 24 ; 516 a 24), Pline et Jacques de Vitry. Cela semble confirmer qu’il a observé des crocodiles, comme il l’affirme. | 

9. Ce terme, qu’on ne trouve pas ailleurs, et qui n’est pas dans le texte grec d’Aristote, provient sans doute de la traduction de Michel Scot : Arist. HA 503 a 1 : Et omnia […] participant instrumentorum sensuum in lingua preter tenchea, que est in Egypto, quoniam lingua eius similis est lingue quorundam piscium : « Et tous ont des organes sensoriels sur la langue sauf la tenchea, qui est en Égypte, puisque sa langue est semblable à celle des poissons ». Sans doute Michel Scot a-t-il emprunté le terme et l’information à Avicenne, dont il a traduit le De animalibus en latin (Avic. DA, 13) : Et pisces et tenche habent linguam multum latam propter hoc quod sua ora sunt spinosa […] Et lingua de tencha coniungitur cum mandibula superiori, quia mouet illam. Le terme tenchea figure une dizaine de fois dans le De animalibus d’Albert le Grand, soit pour dire que c’est une catégorie de crocodile (1, 93 ; 8, 46 ; 12, 207 ; 14, 56, etc.), soit pour mentionner la particularité de sa mâchoire supérieure mobile (1, 228 ; 12, 207, etc.), soit pour mentionner les particularités de sa langue, inexistante (1, 228) ou particulièrement petite (12, 207) selon les chapitres. Mais Albert ne lui consacre pas de chapitre spécifique dans le livre des poissons ou des serpents. | 

10. Arist. PA 691 a 5-6 explique que les morsures sont plus fortes quand elles sont infligées par la mâchoire supérieure mobile, de même qu’un coup est plus fort s’il est infligé de haut en bas que de bas en haut. | 

11. Cette légende, qui rappelle la ruse du renard narrée dans les bestiaires, et qui revient plus loin, a peut-être été empruntée par Thomas de Cantimpré à Plin. nat. 8, 90, malgré la modification du dénouement. | 

12. La légende des pleurs du crocodile est mentionnée au ixe siècle chez Photius (Photius 8, 257–280) ; il existe une variante selon laquelle le crocodile imite les vagissements d’un enfant pour attirer les hommes et les dévorer. | 

13. Horace évoque ce fond de teint employé par une prostituée (Hor. epod. 12, 10-11 : colorque / stercore fucatus crocodili, « et le teint, fardé d’excréments de crocodile »). Cf. aussi Plin. nat 28, 184 : Fimo taurino malas rubescere aiunt, non ut crocodileam inlini melius sit ; foueri frigida et ante et postea iubent, « on dit que la bouse de taureau rend les joues vermeilles, si bien que les onctions de crocodilée ne font pas mieux, et l’on prescrit de se laver à l’eau froide avant et après » (Ernout 1962, 84). Selon Pline, les excréments de crocodile serviraient donc à colorer le teint et non à tendre la peau. | 

17. Cf. Plin. nat. 8, 92-93. Il s’agit des Pygmées. Dans l’iconographie antique (fresques pompéiennes, mosaïques nilotiques), les Pygmées sont souvent représentés en train d’attaquer crocodiles et hippopotames.

Notes de traduction :

16. Nous traduisons selon le sens, mais on attendrait frenatas et captivas et non frenata et captiva puisque l’adjectif qualifie les beluae et devrait s’accorder avec eas.