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Édité et traduit par Brigitte Gauvin.<Murenae [les murènes1identificationLa murène, bien connue des Anciens, est la Muraena helena Linné, 1758, qu’on trouve communément en Méditerranée : cf. De Saint-Denis 1947, 70 ; D’Arcy Thompson 1947, 162-165 ; André 1986, 206, n. 390 ; Kitchell & Resnick 1999, 1689, n. 205.]>
74. [α] Les murènes sont des poissons bien connus, semblables aux serpents dans la partie antérieure de leur corps, mais qui, du milieu du corps jusqu’à la queue, sont semblables aux anguilles ; et de ce point jusqu’au bout de la queue, le long des flancs, leur corps est tout entier bordé de petites nageoires. Ils ont une bouche faite pour sucer ce qui est humide et non pour mâcher2explicationCe début de chapitre est déconcertant : autant la description du corps de la murène semble attester une connaissance visuelle du poisson, autant la description des nageoires (la murène possède une nageoire dorsale qui court tout le long du corps, mais ni nageoires ventrales ni pectorales) et surtout celle de la bouche indiquent le contraire : les dents puissantes et saillantes de la murène ne peuvent échapper au regard de l’observateur. ; et, pour cette raison, il n’est pas vrai qu’elle ait des dents hors de la bouche comme la langouste et la crevette3explicationAlbert le Grand s’oppose ici à Pline (Plin. nat. 9, 76 : zmyrus unicolor et robustus dentesque extra os habeat : « Le smyrus est d’une seule couleur, il est fort et a des dents qui saillent hors de la gueule »), et commet une erreur.. Il n’est pas vrai non plus qu’il n’existe que des murènes femelles, qu’elles sont fécondées par des serpents mâles, que le serpent appelle la murène hors de l’eau en sifflant, vomit alors son venin et s’accouple avec elle. En effet, puisque le venin est une humeur constitutive du serpent, il ne peut pas le vomir, de même qu’il ne peut pas vomir son humeur naturelle. Et la murène ne peut vivre hors de l’eau, tandis que le serpent vit dans l’eau ; et pour ces raisons, ce qu’on raconte <à ce sujet> est une fable4explicationAlbert le Grand, en s’appuyant sur des arguments de nature zoologique, prend ici le contrepied d’une longue tradition remontant à l’Antiquité, reprise par les pères de l’Église et très répandue au Moyen Âge (cf. D’Arcy Thompson 1947, 163 ; Kitchell & Resnick 1999, 1689, n. 207)..
[β] Ce poisson, la murène, vit dans les eaux de France et d’Allemagne5explicationIl y a à partir d’ici une confusion entre murène et lamproie déjà présente chez Plin. nat. 9, 76, et chez Thomas de Cantimpré. La première espèce décrite pourrait être la lamproie de Planer (Lampetra planeri Bloch, 1784), qui mesure 10 à 20 cm et vit exclusivement en rivière ; la deuxième est la lamproie de rivière (Lampetra fluvialis Linné, 1758), qui mesure de 20 à 50 cm et se reproduit en rivière, mais vit en estuaire ou sur les côtes ; la troisième est peut-être la lamproie marine (Petromyzon marinus Linné, 1758), une espèce migratrice qui se reproduit en rivière.. Mais en Allemagne orientale on trouve trois espèces de murènes : l’une, très petite, vit dans le Danube ; elle a l’épaisseur d’un roseau et ne dépasse pas une paume6explication7,5 cm environ. ; dans les eaux septentrionales, on en trouve une autre, plus grande que la précédente, qui mesure au plus un pied et demi de long7explication45 cm environ. et a sur le corps, près de la tête, neuf taches de chaque côté, raison pour laquelle les habitants l’appellent « neuf yeux »8explicationL’un des noms allemands de la lamproie de rivière est neunauge (« neuf yeux ») à cause des alignements de trous qui ouvrent sur les branchies.. La troisième espèce est grande, grosse comme un bras humain et longue d’une coudée ou plus, et elle n’a pas d’yeux9explicationLa lamproie marine possède bien des yeux et sept trous branchiaux sur le côté de la tête..
Ce poisson, au goût agréable, n’est cependant pas sain et, quand on le mange, il faut l’assaisonner avec des épices chaudes et du vin fort10explicationCette remarque se retrouve dans les régimes de santé : ainsi, Jean Ursin (El. 11, 53-54), écrit : Nec lampetra placet, quamuis sit grata palato / Ni coquus huic addat cynnama et acre piper : « Je n’aime pas non plus la lamproie, bien qu’elle soit savoureuse / À moins que le cuisinier ne lui ajoute cannelle et poivre piquant. ». [γ] Ce poisson n’a pas d’arêtes, mais un cartilage à la place de l’épine dorsale. Il a un corps très uniforme et pour cette raison il vit longtemps quand on le coupe en morceaux11explicationAlbert semble attribuer à la lamproie la propriété que la légende accorde au ver de terre, selon laquelle il serait capable de se régénérer à partir de n’importe quel tronçon de son corps..
Notes d'identification :
1. La murène, bien connue des Anciens, est la Muraena helena Linné, 1758, qu’on trouve communément en Méditerranée : cf. De Saint-Denis 1947, 70 ; D’Arcy Thompson 1947, 162-165 ; André 1986, 206, n. 390 ; Kitchell & Resnick 1999, 1689, n. 205.
Notes d'explication :
2. Ce début de chapitre est déconcertant : autant la description du corps de la murène semble attester une connaissance visuelle du poisson, autant la description des nageoires (la murène possède une nageoire dorsale qui court tout le long du corps, mais ni nageoires ventrales ni pectorales) et surtout celle de la bouche indiquent le contraire : les dents puissantes et saillantes de la murène ne peuvent échapper au regard de l’observateur. |
3. Albert le Grand s’oppose ici à Pline (Plin. nat. 9, 76 : zmyrus unicolor et robustus dentesque extra os habeat : « Le smyrus est d’une seule couleur, il est fort et a des dents qui saillent hors de la gueule »), et commet une erreur. |
4. Albert le Grand, en s’appuyant sur des arguments de nature zoologique, prend ici le contrepied d’une longue tradition remontant à l’Antiquité, reprise par les pères de l’Église et très répandue au Moyen Âge (cf. D’Arcy Thompson 1947, 163 ; Kitchell & Resnick 1999, 1689, n. 207). |
5. Il y a à partir d’ici une confusion entre murène et lamproie déjà présente chez Plin. nat. 9, 76, et chez Thomas de Cantimpré. La première espèce décrite pourrait être la lamproie de Planer (Lampetra planeri Bloch, 1784), qui mesure 10 à 20 cm et vit exclusivement en rivière ; la deuxième est la lamproie de rivière (Lampetra fluvialis Linné, 1758), qui mesure de 20 à 50 cm et se reproduit en rivière, mais vit en estuaire ou sur les côtes ; la troisième est peut-être la lamproie marine (Petromyzon marinus Linné, 1758), une espèce migratrice qui se reproduit en rivière. |
6. 7,5 cm environ. |
7. 45 cm environ. |
8. L’un des noms allemands de la lamproie de rivière est neunauge (« neuf yeux ») à cause des alignements de trous qui ouvrent sur les branchies. |
9. La lamproie marine possède bien des yeux et sept trous branchiaux sur le côté de la tête. |
10. Cette remarque se retrouve dans les régimes de santé : ainsi, Jean Ursin (El. 11, 53-54), écrit : Nec lampetra placet, quamuis sit grata palato / Ni coquus huic addat cynnama et acre piper : « Je n’aime pas non plus la lamproie, bien qu’elle soit savoureuse / À moins que le cuisinier ne lui ajoute cannelle et poivre piquant. » |
11. Albert semble attribuer à la lamproie la propriété que la légende accorde au ver de terre, selon laquelle il serait capable de se régénérer à partir de n’importe quel tronçon de son corps.