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Édité et traduit par Brigitte Gauvin.

<Cetus [le cète1identificationComme balaena, cetus, du grec κῆτος, désigne de façon générique un grand cétacé dans des récits et des descriptions qui entrecroisent réalité et monstruosité fabuleuse. Pour le traduire, nous avons donc choisi de reprendre le vieux terme français « cète », qui possède la même valeur générique et a pu nommer aussi bien des animaux réels qu’imaginaires. La synonymie de balaena et de cetus est soulignée par Vincent de Beauvais : idem et balaena dicitur. Huius generis est aspidochelone, de quo dictum est supra, « le même animal est aussi appelé balaena. L’aspidochelone, dont on a parlé plus haut, appartient à la même espèce » (VB 17, 41, 4) ; par Marcus d’Orvieto : inuenitur in mari piscis quidam qui uocatur cetus siue balena, « On trouve dans la mer un poisson qu’on appelle cetus ou balena » (MO 4, 1, 1) ; Albert le Grand, de manière plus originale, comprend balaena comme désignant la femelle et cetus le mâle. Ce sont donc les mêmes grands mammifères marins qui ont pu inspirer les notices consacrées au cète et à la baleine chez les auteurs latins. Le terme latin cetus et balaena désignent de façon générique un grand mammifère marin et recouvre des espèces que la classification scientifique distribue aujourd’hui entre les cétacés à fanons (Mysticètes) et les cétacés à dents (Odontocètes). Les caractéristiques morphologiques ou comportementales des gros cétacés ont inspiré aux auteurs anciens des descriptions qui entremêlent des observations zoologiques exactes et des exagérations fabuleuses, par exemple sur le gigantisme des baleines ou la qualité de leur instinct maternel. Les citations réunies dans ce chapitre fournissent donc des données trop floues et trop déformées pour permettre le repérage d’espèces précises, dont les Anciens n’avaient sans doute pas une perception clairement différenciée. D’après les monographies rassemblées par Shirihai 2007, plusieurs gros cétacés peuvent être à l’origine des informations délivrées par les Anciens, en particulier par Pline, et leurs aires de répartition entrent bien dans les limites du monde connu par l’homme occidental à l’Antiquité et au Moyen Âge. Ainsi, parmi les cétacés à fanons, la baleine franche des Basques, Eubalaena glacialis Müller, 1776, la baleine à bosse, Megaptera novaeangeliae Borowski, 1781, le rorqual bleu (la baleine bleue), Balaenoptera musculus Linné, 1758, et, parmi les cétacés à dents, le cachalot, Physeter macrocephalus Linné, 1758. Les techniques de chasse moderne mises au point au milieu du xixe siècle (avec, par exemple, le canon lance-harpon) ont entraîné une diminution considérable des populations de ces cétacés ; la baleine grise, Eschrichtius robustus Lilljeborg, 1861, qui a disparu de l’océan Atlantique au début du xviie siècle, vivait autrefois le long des côtes de la Baltique et de la Manche et était donc présente dans des eaux connues de l’homme antique et médiéval. Notons que le chapitre d’Albert le Grand est très différent de sa source, le chapitre De cetho de Thomas de Cantimpré. Il est célèbre notamment par les observations personnelles qu’introduit Albert et par la critique des autorités (voir Moulinier 1992, 118).]>

Source : TC, De cetho ().
Lieux parallèles : VB, De balaena (17, 34), De ceto (17, 41-43) ; HS, Cetus (4, 19), Balaena (4, 14).
2. [α] AM
23. Le cète est le plus grand poisson qu’on ait jamais vu ; [α] sa femelle s’appelle la baleine.
3. [β] AM
[β] Il existe de nombreux genres de cètes. Certains sont couverts de poils et ce sont les plus grands ; certains ont la peau lisse et ils sont plus petits ; et dans notre mer on voit et on pêche des cètes des deux espèces. Certains ont une gueule pourvue de dents très grandes et longues, au point qu’on trouve souvent des dents de deux coudées, parfois de trois et parfois de quatre ; mais la plupart du temps celles qu’on trouve mesurent une coudée ; les deux canines surtout sont plus longues que les autres et sont creuses à l’intérieur, comme une corne, à la manière des dents d’éléphant et de celles de sanglier, qu’on appelle « défenses » : elles semblent faites pour combattre : et ce genre de cète a une gueule faite pour mâcher2explicationPlutôt que les cétacés, ce paragraphe semble décrire les phoques, plus petits et au poil court et lisse, et les morses, aux pelage plus hérissé, plus gros et dotés de leurs défenses caractéristiques. Kitchell & Resnick 1999, 1667, n. 75, suggèrent que la vision d’une dent de narval pourrait aussi être à l’origine de cette description..
4. [γ] AM
[γ] Il existe aussi un autre genre, qu’on voit parfois à notre époque, qui a une gueule faite pour sucer et dépourvue de dents, à la manière de la murène3explicationCette erreur est récurrente chez Albert le Grand, qui confond murène et lamproie. ; ce genre est un peu plus petit que l’autre et sa chair est bien meilleure4explicationIl est impossible de préciser de quelle espèce il est fait mention ici..
5. [δ] Plin. nat.9, 195sources« Les baleines n’ont pas de branchies, pas plus que les dauphins. Ces deux espèces respirent par un évent qui aboutit au poumon ; chez les baleines il est sur le front, chez les dauphins, dans le dos. »
[δ] Aucun n’a de branchies parce que tous les animaux de ces deux genres respirent, de la même manière que le dauphin ; mais ils respirent par un évent6zoologieLes cétacés respirent par un évent (unique chez les cétacés à dents, double chez les cétacés à fanons) situé sur le dessus de la tête. La phase d’expiration correspond à une ouverture partielle de l’évent et la phase d’inspiration à une ouverture totale ; l’expiration s’accompagne d’un souffle vertical, sauf pour le cachalot, chez lequel le souffle est incliné vers l’avant gauche. Pline reproduit ici très fidèlement un renseignement donné par Arist. HA 489 b 2-5. En réalité, l’évent du dauphin n’est pas situé sur son dos, mais, par rapport à la baleine, un peu plus en arrière de la tête (voir De Saint-Denis 1955, 104, n. 1, à propos de Plin. nat. 9, 19 ; voir aussi, sur la respiration des cétacés, Plin. nat. 9, 16)..
6. [ε] AM
[ε] Les cètes des deux genres dont la peau est lisse ont une peau épaisse et noire ; et au-dessus de leurs yeux, qui sont très grands (au point que quinze hommes, parfois vingt, tiennent en largeur dans la cavité d’un seul œil), se trouvent des appendices de corne, comme des cils, d’une longueur de huit pieds7explication2,40 m. La longueur des fanons est très variable selon les espèces : 30 cm chez le petit rorqual, 90 cm chez le rorqual commun, 1 m chez le rorqual bleu. Les fanons de la baleine boréale peuvent atteindre 4 m., plus ou moins, selon que le poisson est plus ou moins grand8explicationAlbert le Grand décrit ici non les cils mais les fanons de la baleine. Le fait que l’ouverture de la gueule remonte bien au-dessus de l’œil chez la plupart des baleines a pu favoriser cette confusion. Il y a aussi confusion entre la gueule et la cavité oculaire, qui mesure une quinzaine de centimètres chez la baleine.. Ces appendices de corne ont la forme de la grande faux avec laquelle on coupe les épis ; il y en a deux cent cinquante sur un œil et autant sur l’autre9explicationLe rorqual bleu possède entre 250 et 320 fanons, le rorqual commun, entre 300 et 400. ; ils s’enracinent dans la peau par leur partie la plus large et sont séparés dans leur partie la plus étroite ; ils ne se dressent pas de manière à faire saillie en avant du corps, mais sont rangés du bord de l’œil vers les tempes du poisson, de manière à constituer une ouverture large comme un grand van ; le poisson les utilise comme paupières dans les périodes de grande tempête.
7. [ζ] AM
Il a une large gueule et, lorsqu’il respire, il vomit par celle-ci une grande quantité d’eau qui, parfois, emplit les petites embarcations et les fait couler10explicationCette observation semble en contradiction avec l’observation faite plus haut sur le rôle de l’évent. La baleine recrache l’eau par l’évent, non par la gueule.. [ζ] Il a de grandes nageoires, qui ressemblent par leur forme à celles du dauphin, et une queue fourchue, large de plus de vingt-quatre pieds11explication7,20 m environ. La queue des baleines adultes atteint en moyenne une largeur de 5 mètres; chez la baleine à bosse, elle mesure un tiers de la longueur totale de l’animal, entre 5 et 6 mètres. quand le poisson a atteint son âge adulte. Il a des côtes recourbées, longues, proportionnelles à la grosseur du poisson, aussi grandes que les poutres dans les grandes maisons12explicationLes côtes de baleine furent notamment utilisées par les populations inuit comme matériau de construction.. J’appelle « poutres » [les pièces de bois] sur lesquelles sont cloués les plafonds <et celles> sur lesquelles les tuiles d’une maison sont attachées.
8. [η] AM
[η] Les Anciens écrivent que ce poisson occupe quatre arpents par la largeur de son ventre ; aucun des pêcheurs qui en ont vu beaucoup, et à maintes reprises, n’a jamais pu nous certifier cela13explicationD’après les observations actuelles, les plus grands cétacés atteignent couramment jusqu’à 18 m pour la baleine grise, le cachalot, la baleine franche des Basques ; et jusqu’à plus de 30 m pour le plus grand d’entre eux, le rorqual bleu. Si on comprend jugerum comme l’unité de longueur valant 104 pieds romains, soit 30,75 m, on arrive à une taille de plus de 120 m, ce qui semble exorbitant. Voir De Saint-Denis 1955, 100, n. 1, à propos de Plin. nat. 9, 4.. Mais ce que nous avons pu vérifier, c’est plutôt que, lorsqu’on le débite, il faut trois cents chariots pour en transporter tant la chair que les os ; et on en pêche rarement d’aussi gros, mais on en pêche souvent, chez nous, pour lesquelles il faut cent cinquante ou deux cents chariots, à peu près.
9. [θ] ?
[ι] AM
[θ] Ce poisson a la verge et les testicules à l’intérieur du corps, comme le dauphin, et il sort sa verge au moment de l’accouplement ; et la vulve de la femelle est presque semblable par sa disposition à celle de la femme. Quand l’accouplement a lieu, la femelle se place sous le mâle, comme la femme sous l’homme et la femelle du dauphin sous le mâle : mais l’accouplement est rapide, comme pour tous les animaux qui ont des testicules internes14explicationAlbert le Grand est le seul à faire ces observations, exactes, sur le dauphin, et le seul à les refaire à propos de la baleine. Dans le chapitre Delfini, elles apparaissent dans un contexte très orienté du côté de la zoologie et frappant par son exactitude ; Albert le Grand a-t-il eu accès à une source qui expliquerait la technicité de ces chapitres ? ; [ι] et les médecins recherchent ce qu’il reste de sperme (le sperme en effet est très abondant, et n’est pas entièrement recueilli dans la vulve de la baleine) parce que cette matière, qu’on appelle « ambre », est très précieuse contre la goutte et la paralysie15explicationIl s’agit de l’ambre gris, qui n’est pas du sperme, mais le produit de sécrétions intestinales du cachalot. À ce sujet, voir Buquet 2019.. Le mâle a la verge et les testicules à l’intérieur du corps afin de n’être pas gêné en nageant et pour que le froid constant de l’eau ne nuise pas à leur fonctionnement. Quant à ce que prétendent certains16sourceL’information vient de Thomas de Cantimpré., selon qui le cète devient définitivement impuissant après un seul accouplement avec la baleine, qu’il gagne alors les profondeurs et devient si grand et gros que sa masse égale celle d’une île, je ne pense pas que cela soit vrai et les hommes de terrain ne rapportent rien de tel17zoologieCette série d’assertions fabuleuses a pu être alimentée par des observations réelles. Le plus grand des mammifères marins, le rorqual bleu, a un mode de vie solitaire : les rencontres des membres de l’espèce ne semblent pas donner lieu à des échanges sociaux, et les accouplements paraissent le fait du hasard. Concernant les cachalots, les cachalots femelles forment des groupes d’une vingtaine d’individus, mais les mâles, surtout lorsqu’ils vieillissent, semblent vivre de plus en plus seuls. Ensuite, les grands cétacés disparaissent lors de leurs migrations, mais aussi lors de leurs plongées, qui peuvent durer jusqu’à deux heures et atteindre, pour le cachalot, plusieurs centaines de mètres de profondeur. Enfin, chez les cétacés mâles, les testicules sont en effet intra-abdominaux, et le pénis est logé dans les plis cutanés, dont il ne saille que pendant l’érection, ce qui a pu accréditer la thèse de l’impuissance.. Mais quand les cètes se battent pour les baleines et les petits, le vaincu fuit dans les profondeurs de la mer et la peur le fait rester là un certain temps ; et puisqu’il reste immobile, il engraisse beaucoup ; et ce poisson a du lard sur le dos comme le porc ; il est très gras, surtout dans la tête, autour de la moelle du cerveau.
10. [κ] AM
[κ] Et à mon époque, on a pêché de très nombreux cètes : l’un fut pris en Frise près d’un lieu appelé Stauria ; comme on avait foré un trou dans sa tête à travers l’œil, au moyen d’une pointe, il a produit onze barriques de graisse, et un homme seul avait peine à porter chacun d’eux ; et j’ai vu, de mes yeux, la graisse et les barriques : la graisse est très blanche et propre, après qu’on l’a purifiée. On en a pêché une autre au-delà d’Utrecht, en Hollande, dont la tête a produit quarante bidons de graisse18traductionSur la construction problématique de cette phrase, ultra semblant être employé comme une préposition alors qu’il appartient au nom de la ville d’Utrecht, Ultraiectum, voir Kitchell & Resnick 1999, 1669, n. 86. Albert le Grand est allé en Frise en 1254-1255.. On appelle graspois le lard de ce poisson19explicationLe craspois ou graspois, terme issu du latin crassus piscis, désigne à la fois la graisse des cétacés et leur chair, une fois salée et apte à la conservation. La chair des cétacés, d’un aspect proche de la viande, formait une sorte de lard très apprécié au Moyen Âge et encore au début de la Renaissance, notamment par l’apport qu’elle offrait lors des numbreux jours maigres (Lebecq 1997)..
11. [λ] Arist. HA, 566 b 8 MS20sources« Et le dauphin met au monde, la plupart du temps, un petit, deux au plus. La baleine et le phoque font de même ».
[μ] Arist. HA, 566 b 22 MS21sources« [La baleine] porte son petit pendant dix mois et met bas en été, et à aucun autre moment ; et elle se promène sous la mer ». La traduction de Michel Scot est incomplète et le recours au texte grec permet de mieux comprendre la pensée d’Aristote : « Et la gestation dure dix mois. Le dauphin fait ses petits en été et en aucune autre saison. […] Les petits suivent la mère pendant longtemps et celle-ci leur est très attachée » (Louis 1968, 87).
[ν] AM ?
[λ] La baleine met au monde un petit et elle le nourrit ; [μ] celui-ci suit longtemps sa mère, [ν] parfois jusqu’à l’âge de trois ou quatre ans.
12. [ξ] AM
[ξ] Quand ce poisson est enfermé dans une passe profonde et qu’il est encerclé par les navires, il plonge vers le fond puis jaillit soudain de l’eau et les fait sombrer. On le prend très souvent lorsque, pourchassant les harengs avec trop de gourmandise22explicationCette indication montre qu’à ce moment, Albert le Grand parle du cachalot, grand consommateur de harengs, et non de la baleine., il s’échoue sur la côte et ne peut revenir dans l’eau ; et à une époque récente un cète s’est échoué, de cette manière, sur la côte de Frise ; et comme les habitants s’en étaient aperçus, craignant que l’animal sorti de la mer n’y rentrât soudain, et redoutant de perdre alors le poisson, ils l’attachèrent avec toutes les cordes qu’ils pouvaient avoir sur l’île, enfonçant des pieux profondément dans la terre et attachant les extrémités des cordes à des pierres, aux maisons voisines et à d’autres constructions23explicationCette anecdote évoque le récit fait plus bas de la capture des morses.. Mais lorsque la mer remonta, le poisson, s’aidant du flux, brisa tous ces dispositifs et repartit dans la mer avec les cordes, tandis que les habitants se désolaient de les avoir perdues ; cependant, comme il n’y avait pas de nouriture <au large>, au bout de trois jours, poursuivant de nouveau un banc de harengs, toujours avec ses cordes, il s’échoua de nouveau au même endroit que précédemment ; alors les habitants récupérèrent leurs cordes, tuèrent et débitèrent le poisson ; et, alors qu’on lui coupait le cou, celui-ci se brisa sous le poids de la tête et cette brisure provoqua un bruit identique à celui d’une maison fracassée qui s’effondre.
13. [ο] AM
[ο] D’après le témoignage des pêcheurs qui chassent ces animaux dans nos mers, ils recourent ordinairement à deux méthodes de capture. Pour la première, de nombreux pêcheurs partent ensemble dans de petits navires où embarquent trois hommes ; ceux-ci se rendent au lieu où ils pensent que nagent les cètes ; deux s’occupent de la navigation et le troisième se tient debout dans le bateau, prêt à frapper ; il possède un instrument dont le manche est en bois de sapin, pour être plus léger, et qui, à l’extrémité du manche, près de la main du lanceur, possède un trou où l’on fait passer une corde solide et très longue qui repose, enroulée, dans le navire, de manière à se dérouler rapidement et sans accroc à la suite de l’instrument auquel elle est attachée par le bout. La pointe de cet instrument est formée d’un triangle dont la base est comme une flèche munie de barbes, avec une extrémité très pointue et polie, pour pénétrer plus facilement ; et les deux tranchants qui vont jusqu’à la pointe coupent comme un rasoir très effilé, et le plat du triangle est fin et poli à la perfection ; et au milieu du côté opposé à la pointe, le fer forme une avancée perpendiculaire d’une coudée ou un peu plus, et là il forme un logement où l’on enfonce le manche dont nous avons parlé plus haut. Le troisième homme, debout dans le navire, tient l’arme à l’horizontale dans sa main, et quand on a trouvé le cète, les pêcheurs appellent le plus grand nombre possible de leurs compagnons, armés de la même manière, et ils infligent au cète, qui nage à la surface de l’eau, vers laquelle il a chassé les poissons depuis les profondeurs, une blessure aussi profonde que possible ; ils reculent aussitôt, laissant les armes fichées dans les plaies ; et si le cète, lorsqu’il a reçu les coups, se dirige vers le large, ils coupent les cordes et se plaignent d’avoir perdu leur argent et leur peine. Mais s’il descend aussitôt dans les profondeurs, c’est qu’il est alors gravement blessé ; et comme il se frotte contre le fond, à cause de l’eau salée qui entre dans ses plaies, il enfonce la pointe <des harpons> de plus en plus profondément <dans sa chair> et très vite le sang qui bouillonne à la surface, venant des profondeurs, révèle la souffrance du poisson ; affaibli progressivement par <la perte de> son sang, il suit le fond solide dans la direction du rivage jusqu’à ce qu’il commence à apparaître, et alors il est entouré et achevé par tous les habitants, montés sur de nombreux navires et pourvus de nombreux harpons. La seconde méthode est la même, sauf que le harpon n’est pas lancé à la main mais au moyen d’une baliste très puissante, et on enfile aussi une corde dans l’arme, comme nous l’avons dit24explicationLa précision avec laquelle Albert le Grand décrit tant la méthode de chasse que le harpon laisse penser qu’il a assisté à la scène, ce qu’il ne dit pas explicitement, mais qu’on peut déduire de ce qu’il affirme plus haut sur les barriques et les chariots, qu’il a vus et comptés. Sans doute a-t-il aussi recueilli des témoignages précis en Frise. Le contraste avec le récit de Thomas de Cantimpré, beaucoup plus rapide et vague, est frappant..
14. [π] AM
[π] Les cètes qui sont hirsutes et d’autres ont de très longues défenses qui leur permettent de s’accrocher aux pierres des rochers quand ils dorment ; et alors le pêcheur, s’approchant autant qu’il le peut, détache la peau de la graisse, près de la queue ; il accroche sur la partie détachée une corde résistante ; et il attache les cordes à des anneaux fixés sur la montagne, à des pieux très solides ou à des arbres ; et alors, lançant des pierrres sur la tête du poisson avec une grande fronde, il le réveille ; et le poisson ainsi provoqué, lorsqu’il veut reculer, s’arrache la peau de la tête et du dos et il l’abandonne là ; et ensuite on le capture non loin de ce lieu, sans forces, soit nageant dans l’eau, exsangue, soit gisant sur le rivage, moribond25explicationCette scène, qui a été plusieurs fois représentée avec des animaux ressemblant aux morses (voir Olaus Magnus 1555, 757 (De rosmaro sive morso Norvagico) ou une image illustrant les chasses du Nouveau Monde, intitulée Le rosmare et sa chasse, semble imaginaire. Elle est absente chez Thomas de Cantimpré..
15. [ρ] AM
[ρ] Les courroies qu’on fait en cuir de cète sont très résistantes pour soulever de lourdes charges grâce à des poulies ; et il y en a toujours à vendre au marché de Cologne.
16. [ς] AM
[ς] Voilà ce que nous avons constaté sur la nature des cètes et nous laissons de côté ce qu’ont écrit les Anciens puisque leurs propos ne concordent pas avec les constatations faites sur le terrain.

Notes d'identification :

1. Comme balaena, cetus, du grec κῆτος, désigne de façon générique un grand cétacé dans des récits et des descriptions qui entrecroisent réalité et monstruosité fabuleuse. Pour le traduire, nous avons donc choisi de reprendre le vieux terme français « cète », qui possède la même valeur générique et a pu nommer aussi bien des animaux réels qu’imaginaires. La synonymie de balaena et de cetus est soulignée par Vincent de Beauvais : idem et balaena dicitur. Huius generis est aspidochelone, de quo dictum est supra, « le même animal est aussi appelé balaena. L’aspidochelone, dont on a parlé plus haut, appartient à la même espèce » (VB 17, 41, 4) ; par Marcus d’Orvieto : inuenitur in mari piscis quidam qui uocatur cetus siue balena, « On trouve dans la mer un poisson qu’on appelle cetus ou balena » (MO 4, 1, 1) ; Albert le Grand, de manière plus originale, comprend balaena comme désignant la femelle et cetus le mâle. Ce sont donc les mêmes grands mammifères marins qui ont pu inspirer les notices consacrées au cète et à la baleine chez les auteurs latins. Le terme latin cetus et balaena désignent de façon générique un grand mammifère marin et recouvre des espèces que la classification scientifique distribue aujourd’hui entre les cétacés à fanons (Mysticètes) et les cétacés à dents (Odontocètes). Les caractéristiques morphologiques ou comportementales des gros cétacés ont inspiré aux auteurs anciens des descriptions qui entremêlent des observations zoologiques exactes et des exagérations fabuleuses, par exemple sur le gigantisme des baleines ou la qualité de leur instinct maternel. Les citations réunies dans ce chapitre fournissent donc des données trop floues et trop déformées pour permettre le repérage d’espèces précises, dont les Anciens n’avaient sans doute pas une perception clairement différenciée. D’après les monographies rassemblées par Shirihai 2007, plusieurs gros cétacés peuvent être à l’origine des informations délivrées par les Anciens, en particulier par Pline, et leurs aires de répartition entrent bien dans les limites du monde connu par l’homme occidental à l’Antiquité et au Moyen Âge. Ainsi, parmi les cétacés à fanons, la baleine franche des Basques, Eubalaena glacialis Müller, 1776, la baleine à bosse, Megaptera novaeangeliae Borowski, 1781, le rorqual bleu (la baleine bleue), Balaenoptera musculus Linné, 1758, et, parmi les cétacés à dents, le cachalot, Physeter macrocephalus Linné, 1758. Les techniques de chasse moderne mises au point au milieu du xixe siècle (avec, par exemple, le canon lance-harpon) ont entraîné une diminution considérable des populations de ces cétacés ; la baleine grise, Eschrichtius robustus Lilljeborg, 1861, qui a disparu de l’océan Atlantique au début du xviie siècle, vivait autrefois le long des côtes de la Baltique et de la Manche et était donc présente dans des eaux connues de l’homme antique et médiéval. Notons que le chapitre d’Albert le Grand est très différent de sa source, le chapitre De cetho de Thomas de Cantimpré. Il est célèbre notamment par les observations personnelles qu’introduit Albert et par la critique des autorités (voir Moulinier 1992, 118).

Notes de source :

5. « Les baleines n’ont pas de branchies, pas plus que les dauphins. Ces deux espèces respirent par un évent qui aboutit au poumon ; chez les baleines il est sur le front, chez les dauphins, dans le dos. » | 

20. « Et le dauphin met au monde, la plupart du temps, un petit, deux au plus. La baleine et le phoque font de même ». | 

21. « [La baleine] porte son petit pendant dix mois et met bas en été, et à aucun autre moment ; et elle se promène sous la mer ». La traduction de Michel Scot est incomplète et le recours au texte grec permet de mieux comprendre la pensée d’Aristote : « Et la gestation dure dix mois. Le dauphin fait ses petits en été et en aucune autre saison. […] Les petits suivent la mère pendant longtemps et celle-ci leur est très attachée » (Louis 1968, 87).

Notes d'explication :

2. Plutôt que les cétacés, ce paragraphe semble décrire les phoques, plus petits et au poil court et lisse, et les morses, aux pelage plus hérissé, plus gros et dotés de leurs défenses caractéristiques. Kitchell & Resnick 1999, 1667, n. 75, suggèrent que la vision d’une dent de narval pourrait aussi être à l’origine de cette description. | 

3. Cette erreur est récurrente chez Albert le Grand, qui confond murène et lamproie. | 

4. Il est impossible de préciser de quelle espèce il est fait mention ici. | 

7. 2,40 m. La longueur des fanons est très variable selon les espèces : 30 cm chez le petit rorqual, 90 cm chez le rorqual commun, 1 m chez le rorqual bleu. Les fanons de la baleine boréale peuvent atteindre 4 m. | 

8. Albert le Grand décrit ici non les cils mais les fanons de la baleine. Le fait que l’ouverture de la gueule remonte bien au-dessus de l’œil chez la plupart des baleines a pu favoriser cette confusion. Il y a aussi confusion entre la gueule et la cavité oculaire, qui mesure une quinzaine de centimètres chez la baleine. | 

9. Le rorqual bleu possède entre 250 et 320 fanons, le rorqual commun, entre 300 et 400. | 

10. Cette observation semble en contradiction avec l’observation faite plus haut sur le rôle de l’évent. La baleine recrache l’eau par l’évent, non par la gueule. | 

11. 7,20 m environ. La queue des baleines adultes atteint en moyenne une largeur de 5 mètres; chez la baleine à bosse, elle mesure un tiers de la longueur totale de l’animal, entre 5 et 6 mètres. | 

12. Les côtes de baleine furent notamment utilisées par les populations inuit comme matériau de construction. | 

13. D’après les observations actuelles, les plus grands cétacés atteignent couramment jusqu’à 18 m pour la baleine grise, le cachalot, la baleine franche des Basques ; et jusqu’à plus de 30 m pour le plus grand d’entre eux, le rorqual bleu. Si on comprend jugerum comme l’unité de longueur valant 104 pieds romains, soit 30,75 m, on arrive à une taille de plus de 120 m, ce qui semble exorbitant. Voir De Saint-Denis 1955, 100, n. 1, à propos de Plin. nat. 9, 4. | 

14. Albert le Grand est le seul à faire ces observations, exactes, sur le dauphin, et le seul à les refaire à propos de la baleine. Dans le chapitre Delfini, elles apparaissent dans un contexte très orienté du côté de la zoologie et frappant par son exactitude ; Albert le Grand a-t-il eu accès à une source qui expliquerait la technicité de ces chapitres ? | 

15. Il s’agit de l’ambre gris, qui n’est pas du sperme, mais le produit de sécrétions intestinales du cachalot. À ce sujet, voir Buquet 2019. | 

19. Le craspois ou graspois, terme issu du latin crassus piscis, désigne à la fois la graisse des cétacés et leur chair, une fois salée et apte à la conservation. La chair des cétacés, d’un aspect proche de la viande, formait une sorte de lard très apprécié au Moyen Âge et encore au début de la Renaissance, notamment par l’apport qu’elle offrait lors des numbreux jours maigres (Lebecq 1997). | 

22. Cette indication montre qu’à ce moment, Albert le Grand parle du cachalot, grand consommateur de harengs, et non de la baleine. | 

23. Cette anecdote évoque le récit fait plus bas de la capture des morses. | 

24. La précision avec laquelle Albert le Grand décrit tant la méthode de chasse que le harpon laisse penser qu’il a assisté à la scène, ce qu’il ne dit pas explicitement, mais qu’on peut déduire de ce qu’il affirme plus haut sur les barriques et les chariots, qu’il a vus et comptés. Sans doute a-t-il aussi recueilli des témoignages précis en Frise. Le contraste avec le récit de Thomas de Cantimpré, beaucoup plus rapide et vague, est frappant. | 

25. Cette scène, qui a été plusieurs fois représentée avec des animaux ressemblant aux morses (voir Olaus Magnus 1555, 757 (De rosmaro sive morso Norvagico) ou une image illustrant les chasses du Nouveau Monde, intitulée Le rosmare et sa chasse, semble imaginaire. Elle est absente chez Thomas de Cantimpré.

Notes de traduction :

18. Sur la construction problématique de cette phrase, ultra semblant être employé comme une préposition alors qu’il appartient au nom de la ville d’Utrecht, Ultraiectum, voir Kitchell & Resnick 1999, 1669, n. 86. Albert le Grand est allé en Frise en 1254-1255.